« Un très long voyage à l’intérieur de lui-même. »
« […] L’instant avait quelque chose de presque tragique : ils attendaient de Maa Ndumbe qu’il les conduise, non pas vers la prospérité, mais seulement vers une vie simple et digne et cela semblait bien difficile en raison de l’ampleur du désastre.
Bientôt le silence fut total. Maa Ndumbe essaya de prononcer ses premiers mots mais hésita un moment et se tut. L’homme portait un vieil ensemble fripé et sous la veste apparaissait un bout de tricot sale. Il avait le visage osseux, l’air exténué et le regard fiévreux des êtres d’exception dévorés par une seule idée. Il leur fit penser à un ascète habitué aux privations volontaires et qui, depuis bien longtemps, ne dormait plus du tout. Du haut de l’estrade, il jugeait intensément la foule de ses yeux vifs mais il paraissait en même temps intimidé. […]
Puis Maa Ndumbe parla. Sa voix, basse au début, devint de plus en plus ferme et dense : […]
– Vous allez me demander ce qu’il faut faire pour retrouver une vie heureuse et à cela je vous répondrai : je ne le sais pas. Je ne vous dirai pas : suivez-moi et tout ira bien. Je laisse cela aux menteurs. Moi, je suis comme vous et quand je suis là devant vous, je ne sais pas quoi vous dire. […] Je me suis dit : le désastre est grand et personne n’a le droit de se taire. Et au moment où vous attendez des solutions, je dois vous avouer que je n’en ai pas. Peut-être chacun de nous doit-il interroger sa conscience pour savoir quelle est sa part de responsabilité dans ce qui nous arrive et ce que, désormais, il peut faire, dans sa vie de tous les jours, pour que nos enfants ne soient pas demain les exclus de l’humanité et les damnés de l’univers.
Siraa et le Cavalier sentirent les frissons leur parcourir le corps. La foule redevint muette après quelques murmures d’approbation. Personne n’osa briser le silence. Avec des mots simples, Maa Ndumbe avait réussi à faire renaître, dans chaque homme et dans chaque femme, le désir de s’élever au-dessus de soi, un désir de grandeur oublié et presque intimidant.
– Maintenant, je m’en vais, dit Maa Ndumbe.
– Où vas-tu ? s’écria une femme, prise de panique. Ne pars pas, Maa Ndumbe.
– Je reste parmi vous, mais je n’ai plus rien à vous dire. Je vous demande pardon, mais l’heure est venue pour chacun d’un long, un très long voyage à l’intérieur de lui-même.
[…] un homme se plaça devant lui et l’apostropha avec véhémence :
– Toi aussi, tu es un menteur, Maa Ndumbe. Je ne crois pas à tes belles paroles. Quant à moi, si vous me faites confiance, ajouta-t-il en se tournant vers la foule, je ferai construire au milieu du pays un monument grand comme cela, un monument qui touchera les nuages.
Joignant le geste à la parole, il tendit les mains vers le ciel et lança :
– Ce peuple doit retrouver sa fierté et pour cela il lui faut des monuments qui l’obligent à lever la tête. Nos regards doivent converger vers les hauteurs célestes ! […] moi, je peux trouver un financement pour construire ce monument ! […]
Maa Ndumbe, vaguement gêné, fit un geste las de la main, comme pour dire à Siraa et au Cavalier : « Vous voyez bien, il n’y a rien à faire. » […]
[…] Siraa et le Cavalier ne purent s’empêcher de lui dire :
– Nous t’avons écouté tout à l’heure. Tu parles comme l’aurait fait Tunde (1).
Cela ressemblait à une question. Maa Ndumbe parut embarrassé :
– Bonne chance, fit-il, je ne peux pas m’absenter trop longtemps de mon poste, la concurrence est rude, avec tous ces démagogues ! […] »
(1) Tunde, l’enfant mythique qui « n’a eu le temps ni de vivre ni de mourir » et qui doit sauver le pays.
DIOP (Boubacar Boris), Le Cavalier et son ombre. , 1997 aux éditions Stock, Paris, réédité aux éditions Philippe REY en 2009, 238 pages, « Deuxième journée », pages 172 à 177.
ISBN 978-2-84876-160-2