« Mourir ensemble de faim. »
« […] Pourtant, derrière la feinte humilité de Khadidja, je sentais le refus viscéral d’appartenir à un univers qu’elle méprisait de toutes ses forces. Il lui était impossible de supporter l’idée qu’elle en était réduite à se disputer à propos des chiottes avec des gens pareils. Khadidja, que j’avais connue beaucoup plus négligée, passait de longues heures à remettre les objets à leur place, celle qu’elle leur avait assignée, en vertu de principes mystérieux, depuis le début et une fois pour toutes. Elle rouspétait dès qu’elle apercevait une croûte de pain sur le buffet ou une serviette sur le lit.
Malheureusement, l’heure des repas nous arrachait toujours nos masques, nous mettant sans pitié en face de notre extrême dénuement. Nous ne savions jamais à l’avance ce que nous allions manger ou, plus exactement, ce que nous allions bien pouvoir manger pour échapper à notre insipide omelette qui finissait toujours par s’avérer l’unique solution et que nous mastiquions, têtes baissées ; nous complétions notre maigre pitance par des bananes, des oranges du sud du pays, du jus de bissap ou avec tous ces fruits que les magazines disent littéralement bourrés de vitamines. Cela n’empêchait pas Khadidja d’avoir un peu plus, chaque jour, la peau sur les os. Ses gestes, ponctués de légers tremblements, étaient de moins en moins assurés. Lorsqu’elle avait ses règles, elle perdait du sang en abondance et, une nuit de février, je dus la conduire d’urgence à l’hôpital. Les médecins jugèrent plus prudent de l’y retenir pendant près de six semaines, pour une cure – de calcium, ou de magnésium, je ne sais plus. Je vais, quitte à paraître stupide, faire un aveu. Parfois, j’étais fasciné par l’idée que nous allions mourir, ensemble, de faim. Mourir de faim était une possibilité tragique et intéressante, somme toute digne de nos relations dont on saura à quel point elles furent parfois tourmentées. J’imaginais que nous étions étendus côte à côte, la main dans la main, nous souvenant, peut-être, des heures folles, tout à la fois orageuses et gaies, de Dorimenstrasse, là-bas en pays étranger, vivant, passionnés et lucides, une fin sublimée par une mort grandiose. En vérité, le sort de Khadidja me préoccupait bien plus que le mien. Je ne m’attendais pas à ce qu’on la trouve un jour dans la chambre ou sur le bord d’une route, en train d’agoniser parce qu’elle serait restée plusieurs jours sans avoir rien pu se mettre sous la dent. Le vrai malheur, si vous voulez mon avis, c’est qu’on a toujours quelque saleté à se mettre sous la dent. Non, en fait, je redoutais un délabrement plus lent et, par là même, plus effroyable. Obligée de se nourrir de morceaux de pain rassis, de cacahuètes et d’omelettes, elle passerait par tous les stades de l’anémie avant de crever à l’hôpital, comme une vieille chatte abandonnée, d’une maladie dont le nom compliqué et savant masquerait à peine le fait qu’elle était seulement due à la misère.
Ces années furent réellement cruelles et, si vous en doutez encore, laissez-moi donc retourner le couteau dans ma propre plaie. Et à vrai dire, je ne meurs pas d’envie de raconter ce qui s’est passé ce samedi-là, mais, si je m’en dispense, personne ne comprendra pourquoi je suis un des clients de l’hôtel Villa Angelo, chambre 19, et pourquoi je guette, depuis hier, une pirogue pour Bilenty, de l’autre côté du fleuve, où m’attend Khadidja. […] »
DIOP (Boubacar Boris), Le Cavalier et son ombre. , 1997 aux éditions Stock, Paris, réédité aux éditions Philippe REY en 2009, 238 pages, « Première journée », pages 30 et 31.
ISBN 978-2-84876-160-2