« Leurs cendres confondues dans le limon généreux. »
« […] L’école, la rue tentaient de m’apprendre à haïr, et je ne haïssais pas. Je n’avais aucune vocation au mépris, plutôt à la tendresse, et je saignais lorsque les gamins dont je partageais les yeux venaient à moi, triomphants, les yeux explosant dans un menu jet de vitriol : « Ca y est ! Ils ont guillotiné Zaoui, le sang du Juif a giclé à deux mètres de haut ! » Et j’apprenais que Zaoui était un assassin, mais que sa mort était célébrée comme une fête.
[…] Longtemps la vérité avait sommeillé sous les charmes de l’enfance. Elle m’atteignait cependant par-à-coups de plus en plus rapprochés, et je revois les hommes, lors de la mobilisation générale, emmenés dans leur caserne, avec les femmes qui les avaient suivis, mères, épouses, sœurs. Elles ne versaient pas de pleurs, mais elles portaient le deuil de leur village, de leur pays endeuillé depuis une centaine d’années, et certaines attendraient en vain le retour de ceux que la cause d’une patrie étrangère avait arraché à leur bled, à leurs travaux, à leurs haillons. Je vois encore ma mère murmurer, face à leur spectacle : « Mon Dieu ! … De la chair à canon ! … » J’entends encore ces mots, car ils étaient nouveaux à mes tympans, et ils restent à jamais gravés dans ma mémoire.
Les apocalypses d’antan préparaient d’autres apocalypses, plus terribles encore : celles de la guerre d’indépendance, qui n’est pas achevée à l’heure où j’écris ces lignes. Les unes ouvraient la voie aux autres.
Mais, au terme de ma trajectoire, après avoir été balloté sur cette mer en furie, épargné par les vagues et les récifs, s’il convient que je me tourne vers un passé déjà long, c’est vers l’illusion de la paix, des zones d’inertie entre les phases de violences, que je porte mon regard. Et je retrouve mon bonheur, une innocence à l’abri des flétrissures qui dévorent le monde. Il n’est pas de nuit où ne me berce le regard de ceux qui m’ont aimé – des miens, de mes amis, des ennemis que j’ai aimés à leur insu- dans ce décor habité, magique, de la Cité qui m’a créé, de la terre où mes amis et ennemis dorment désormais, leurs cendres confondues dans le limon généreux qui leur sert de linceul : Mostaganem, dont le diamant scintille au bord de l’eau, lance ses appels de phare dans la dérive de l’Histoire. […] »
MILLECAM (Jean-Pierre), Apocalypses. , Paris, 1997, réédité en 1999, aux éditions Gallimard, recueil de nouvelles colligées par Leïla SEBBAR et publiées sous le titre Une enfance algérienne.
ISBN 978-2-07-04727-9