« Con de tirailleur raté. »
« […] Ce matin-là, vous avez examiné dix litiges et les avez bien instruits et jugés à la satisfaction de tous. Comme tous les matins -sauf les dimanches- après la grande prière œcuménique, vous avez partagé votre café, vos croissants chauds avec les ministres, les fonctionnaires, les plaignants et leurs accompagnateurs. Vous êtes ce matin-là descendu dans le jardin et avez commandé en chef suprême des armées la cérémonie de lever des couleurs sur le terre-plein de la Présidence. C’était exceptionnel : habituellement, vous suiviez la cérémonie de lever des couleurs du balcon du palais. Il y avait autour de vous trois ministres, deux préfets, cinq directeurs de sociétés d’état ou de ministères et une cinquantaine de requérants et leurs accompagnateurs. Vous étiez ce matin-là particulièrement jovial. Vous avez écouté religieusement l’hymne national qui vous glorifie, vous et votre parti unique.
C’est quand vous commencez à passer en revue la section chargée du salut aux couleurs que le coup éclate. Il est parti d’une dizaine de mètres de vous. A neuf mètres soixante-dix exactement précisera plus tard le procès-verbal. Le soldat Bedio tire sur vous. Presque à bout portant, il tire sur vous… et vous rate.
– Bien raté, à mois de dix mètres !
Les membres de votre garde personnelle le désarment. Ils ne lui laissent pas le temps de viser une seconde fois. Ils le maitrisent, vous l’amènent et vous le présentent. Votre premier mouvement est d’être généreux, chevaleresque. Vous prenez votre temps, tranquillement votre temps. Tranquillement vous lui allonger une gifle à toute volée. Votre visage s’éclaire d’un sourire sinistre et ironique, vous crachez des injures au visage du soldat.
– Con de tirailleur raté. De très mauvais tirailleur ! Je ne te gifle pas, je ne te sanctionne pas pour avoir tiré sur moi. Ce sera le travail de la justice. Comme chef suprême des armées, je te fous les quinze jours de gnouf réglementaire pour le motif que tu es un mauvais tireur, le plus mauvais du régiment. On ne loupe pas une cible de ma taille et de ma surface à dix mètres ! […] »
KOUROUMA (Ahmadou), En attendant le vote des bêtes sauvages. , 1994, Paris, Veillée 5, Chapitre 19, aux éditions Points Seuil (édition de septembre 1998), 380 pages, pages 11&12.
ISBN 978-2-02-04163-7