« L’objet obligé de notre contemplation. »
« […] Voici un roman dont la lecture ne laissera personne indifférent. On imagine déjà l’agacement de tous ceux qui refusent au créateur africain le droit à l’expérimentation esthétique, à la recherche audacieuse et surtout à la profondeur. Ceux-là crieront au pédantisme, à l’artifice et même à l’extravagance.
Le lecteur africain sera sans doute d’un avis très différent. Ayant refermé le livre, il cèdera aussitôt, quasi certainement, à la tentation de le rouvrir, première victoire de l’auteur. Saisi d’une sorte de fascination effarée, il voudra fiévreusement renouer avec un univers agité et tourmenté, avec ses personnages angoissants, qu’il voudra scruter davantage, écouter à nouveau, palper peut-être, comme des inconnus rencontrés dans le mystère d’une nuit que les éclairs de l’orage illuminaient de zébrures intermittentes.
[…] Pourquoi la décolonisation a-t-elle été un tel échec dans la portion de l’Afrique marquée par la colonisation française ? Pourquoi vingt ans après 1960, année prétendue de l’Afrique, sommes-nous toujours, nous autres « francophones », soumis à une colonisation qui ne se donnait même pas la peine de dissimuler ses desseins et ses méthodes ? Comment faire pour nous émanciper définitivement, à l’instar des peuples frères du continent noir ? L’âge d’or est-il pour demain ?
Notre romancier, me semble-t-il, désire harceler jusqu’à l’aveu, par coupes fugaces, la conscience de sa génération, héritière elle-même des générations qui ont enduré les ravages du long viol de la colonisation française. Personnellement j’ai toujours pensé que c’était là l’objet obligé de notre contemplation, la raison d’être de nos romanciers pour très longtemps encore, je n’ose dire pour toujours, et même qu’il est abusif d’appeler cela engagement, comme si l’on pouvait imaginer que nous ayons le choix, que nous puissions parler d’autre chose sans nous déconsidérer. […]
Jusqu’à quels insondables abîmes la domination française a-t-elle réussi à se frayer la voie au tréfonds de nos âmes ? Jusqu’à quel point nous a-t-elle détraqués en tentant de nous remodeler à sa guise ? Ne nous a-t-elle pas livrés à une démence durable sinon irréversible ? N’a-t-elle pas, en définitive, brisé en nous le ressort de toute survie dans la dignité, de toute ambition d’un salut collectif ?
[…] Ce personnel politique noir assez pleutre pour se laisser souffleter sans broncher par un subordonné français, avili au point que dans son sein l’aptitude à essuyer de bonne grâce les outrages du maître, à faire bonne figure dans l’humiliation, passe pour un atout inappréciable dans la course pour les honneurs et les charges, nous savons tous, nous autres Africains « francophones », que c’est à peine caricatural dans nos pays. Ces prostituées et aventuriers blancs au langage outrancièrement ordurier, que l’idiome très particuliers du néocolonialisme désigne sous le nom affriolant d’assistants techniques ou coopérants et qui n’ont renoncé à aucun de leurs préjugés les plus insultants à l’égard des noirs, quel lecteur africain, les retrouvant ici dilatés, rendus plus vrais par l’art, ne sentira son cœur saigner tout comme il les côtoie dans la rue là-bas ? […] Quel monde ubuesque nous donnant enfin la clé du drame pluridimensionnel de l’Afrique dite francophone !
Cette vision est neuve. […] Son mérite le plus frappant est de s’écarter des interprétations traditionnelles qui privilégiaient par trop la domination économique de l’Occident ou la permanence de l’occupation militaire ou policière. C’est en nous-mêmes désormais que se trouve le foyer d’une fureur qui obscurcit les chemins de notre libération et nous en détourne. Impossible de parvenir aux sommets radieux qui nous appellent sans nous être préalablement guéris d’un virus inoculé jadis de l’extérieur, certes, mais exerçant désormais ses dévastations dans l’autonomie. Réussirons-nous jamais ?
[…] La politique fiction […] peut-être […] pouvait nous faire prendre conscience de la monstruosité qu’auront été les vingt premières années de l’indépendance de peuples que la spiritualité française avait en réalité voués pour toujours à la servitude et dont la cécité organisée se débat dans le marécage d’une culture condamnée à la décadence par la sclérose de sa décrépitude. Immergés dans ces flots boueux, nous nous donnons l’illusion de respirer un air sain, de voir clair, de nous mouvoir librement. […]
En vérité, d’ici cent ans, peut-être seulement cinquante, nos descendants s’émerveilleront que nous ayons cru vivre en êtres humains au cours de ces années plus ténébreuses que le plus long tunnel. […] »
DIOP (Boubacar Boris), Le temps de Tamango. , 1981, Paris, aux éditions de L’Harmattan, 143 pages, Préface de Mongo Beti, pages 6 à 9. ISBN 2-85802-185-6