« Nous sommes tous des esclaves, donc frères dans le malheur. »
« […] Deux tirailleurs, baïonnettes au canon, arborant leur longue chéchia flamboyante, les pieds nus profondément enfoncés dans le sable, surveillent un groupe de porteurs sous l’ombre ramassée d’un vieux gao. Une vingtaine de robustes djermas, couverts de haillons, somnolent à même le sol attendant le signal du départ. Ils ont bu leur maigre bouillie de mil sans lait, préparée à la hâte par des cuisinières lasses et inexpérimentées. Les uns mâchonnent lentement leur kola en lançant un jet continu de salive rouge au pied de l’arbre, les autres la joue gonflée de feuilles sèches de tabac noir, pensent à leur village abandonné, à leur famille disloquée et à leur humiliante situation de bête de somme. […]
– S’ils attaquent la Sarraounia, ils sont foutus. Même nos marabouts disent que cette femme est invincible. Nul étranger aux intentions belliqueuses ne pénétrera dans la ville. Les Touaregs eux-mêmes la craignent et la respectent.
– Tu es sûr de ce que tu dis ?
– Sûr et certains. Les tirailleurs parlaient foulah. […] Ils vont prendre la ville de la Sarraounia pas plus tard que demain. Les nassara font de grands préparatifs pour cela.
– Alors, ces gens sont devenus complètement fous.
– C’est vrai, ils sont devenus fous. N’est-il pas dit que le ciel enlève la raison à celui qu’il veut perdre ?
– Juste. Ils sont fous ou bien ils ne connaissent pas qui est la Sarraounia. Par Allah, si jamais ils attaquent, ils seront décimés comme des mouches sous l’orage. Leurs fusils n’auront aucune puissance car les cartouches se transformeront en grains de haricots sous le pouvoir occulte de la magicienne. D’ailleurs leurs yeux ne verront même pas la ville de la reine. […]
Sûr. Jamais étranger portant une arme n’a pénétré dans sa cité. Tu entends, jamais ! Même les puissants marabouts de Sokoto y ont renoncé après plusieurs tentatives infructueuses. […] Non, Lougou est une ville imprenable ! […]
Ainsi ils seront vaincus et nous seront libres ou bien nous profiterons de la bataille pour nous libérer.
– Comment ?
– Comme ils le font habituellement à l’approche des combats, ils nous parqueront à l’arrière sous la surveillance de quelques tirailleurs. J’ai constaté que ces tirailleurs ne possèdent pas de cartouches. Ils n’ont pas assez de cartouches pour cela. Ils nous croient couards et si soumis que l’idée même d’une évasion ne nous viendrait pas. Ils nous font peur avec leurs fusils-baïonnettes vides. […] C’est facile d’achever un porteur fatigué ou malade à coups de bâton ou de baïonnette, mais quand il s’agit de courir après un gaillard qui prend la fuite, c’est une autre affaire. […]
– Hum ! C’est une bonne idée. […] Ton idée est bonne mais difficile à réaliser. Très difficile à réaliser.
[…] Nous venons de villages différents, de régions différentes. Nous n’avons pas le même parler. Nous sommes nombreux. Il y a des groupes de Djermas, des groupes de haoussas, des peuls, des Belhas. Il y a parmi nous des gens qui ont leurs femmes et leurs filles dans le groupe des cuisinières ou qui vivent avec les tirailleurs. […]
– Allons Makoni Keina, ne parle pas comme un Peul. Dis ouvertement ce que tu as dans le ventre. Parle clair. […] Et qui te dis que les femmes ne suivront pas quand elles verront les hommes abandonner tout et fuir dans la brousse. Les différences de race ou de région ne sont pas un obstacle. Nous sommes tous des esclaves donc frères dans le malheur. Dans cette situation les hommes se comprennent non par le langage, mais par le cœur et les gestes. Le pouvoir de l’exemple est puissant dans un groupe.
– Bien sûr, bien sûr. La tentation d’être libre et d’échapper à l’humiliation est irrésistible. Admettons que toute dignité n’est pas totalement éteinte chez nous. Bon. Il faut avertir les autres groupes sans éveiller l’attention des tirailleurs.
– Je m’en occupe. Quand nous aurons l’accord de tous nos compagnons de groupe, chacun de nous sera un messager dans un autre groupe. […] »
MAMANI (Abdoulaye), Sarraounia. Le drame de la reine magicienne. , 1980, Paris, aux éditions de L’Harmattan (réédition en 2000), 153 pages, Chapitre X, pages 54 et sq.
ISBN 978-2-8580-2156-7