« Faire l’exégèse des dires afin de trouver sa propre destinée. »
« […] Les voyageurs débarquèrent au quartier malinké où les cases se serraient dans une odeur de fumée et de pissat de vache.
Et à cet instant le soleil tomba derrière une montagne et de l’autre sortirent le brouillard et l’ombre.
La nuit enveloppa la ville.
Fama fut salué par tout Bindia en honoré, révéré comme un président à vie de la République, du parti unique et du gouvernement, pour tout dire fut salué en malinké mari de Salimata dont la ville natale était Bindia. Devant sa case, les salueurs se succédèrent, puis en son honneur s’alignèrent les plats de tô, de riz et même on mit à l’attache un poulet et un cabri. Après la dernière prière courbée les palabres éclatèrent. Fama, couché et repu, s’était vautré sur la natte, prêt à dégainer son sabre, faucher et vilipender la bâtardise des politiciens et des soleils des indépendances. On arrêta son élan. Le parti unique de la République interdisait aux villageois d’entendre ce que pourraient conter les arrivants de la capitale sur la politique. Dieu soit loué, le dire est innombrable comme la bâtardise ! Et Fama dégorgea ses souvenirs et s’enquit des décédés, mariés et cocus. […]
Fama fut réveillé en pleine nuit par les picotements de ses fesses, dos et épaules qui cuisaient comme s’il avait couché dans un lit de chiendent. Le lit de bambou était hérissé de mandibules, était grouillant de punaises et de poux. Le matin était-il loin encore ? Fama écouta la nuit. […] Bâtard de bâtardise ! Fama était agacé par l’insomnie et se reprocha de ne pas profiter de la veille pour penser à son sort. Réfléchis à des choses sérieuses, légitime descendant des Dombouya ! Le dernier Dombouya ! […] Et Fama commença de penser à l’histoire de la dynastie pour interpréter les choses, faire l’exégèse des dires afin de trouver sa propre destinée. […]
Souleymane et ses Talibets bâtirent un grand campement appelé Togobala (grand campement) et fondèrent la tribu Dombouya dont Fama restait l’unique légitime descendant. […] La descendance de Souleymane coula prodigieuse, vigoureuse, honorée et admirée, compta de grands savants, de grands saints jusqu’à la conquête […] par les malinkés musulmans du Nord. […] Les conquérants proposèrent la puissance au descendant de Souleymane Dombouya. Il s’appelait Bakary […]
Bakary s’en alla consulter, prier, adorer Allah et les ancêtres. Une nuit, une voix s’exclama : […]
– […] La fin de ta descendance n’arrivera ni demain, ni après-demain, ni un jour prochain. Il se fera un jour où le soleil ne se couchera pas, où des fils d’esclaves, des bâtards lieront toutes les provinces avec des fils, des bandes et du vent, et commanderont, où tout sera pleutre, éhonté […]
– Oui ! Oui ! Merci, j’ai compris, s’écria Bakary inspiré ; ma descendance disparaîtra le jour du jugement dernier. […]
Dommage que l’aïeul Bakary n’ait pas attendu, n’ait pas tout écouté. La voix aurait continué de décrire le jour de la fin de la dynastie Dombouya. Fama avait peur. Comme authentique descendant il ne restait que lui, un homme stérile vivant d’aumônes dans une ville où le soleil ne se couche pas (Les lampes électriques éclairant toute la nuit dans la capitale), où les fils d’esclaves et les bâtards commandent, triomphent, en liant les provinces par des fils (Le téléphone !), des bandes (les routes !) et le vent (les discours et la radio !). Fama eut peur de la nuit, du voyage, […] de Salimata, […] et de lui-même. Peur de sa peur. […] »
KOUROUMA (Ahmadou), Les soleils des indépendances. , 1968-1970, Québec-Paris, éditions du Seuil, collection « Roman », 205 pages, Deuxième partie, Chapitre 2 « Marcher à pas comptés dans la nuit du cœur et dans l’ombre des yeux. », pages 97 à 102. ISBN 2-02-004575-3