« Où a-t-on vu Allah s’apitoyer sur un malheur ? »
« […] C’était midi d’une entre-saison. Allah même s’était éloigné de son firmament pour se réfugier dans un coin paisible de son grand monde, laissant là-haut le soleil qui l’occupait et l’envahissait jusque dans les horizons. Toute la terre projetait des bouquets de mirages. Les rues et les quais résonnaient, brillaient au loin dans une myriade d’étincelles. Au débarcadère les bateaux venaient, repartaient et traversaient rapidement malgré la chaleur, malgré la réverbération de la lagune, et rapidement Salimata se retrouva sur le quai de la ville blanche, le corps et le souffle s’étant suffisamment accommodés de la chaleur et les yeux des mirages.
Le marché du riz cuit se tenait à quelques pas du débarcadère. […] Entre les vendeuses et autour des préaux rôdaient les chômeurs, circulaient des chaînes de mendiants : aveugles, estropiés, déséquilibrés. Les clients payeurs n’arrivaient pas encore, la sortie n’avait pas sonné, elle ne devait plus tarder.
Salimata s’installa en retrait, sans préau, ni table, ni banc, elle vendait comme toutes les autres, car Allah gratifie la bonté du cœur ; les bons caractères, la bonne humeur priment, et quand on est confectionné avec les tissus de Salimata, rien à faire, les clients vous suivent même retiré sur une termitière.
Les autres vendeuses à l’ombre des préaux servant sur des tables la jalousaient et médisaient. Salimata vendait, en plein soleil ! Du riz mal cuit ! Et à crédit ! En distribuant des sourires hypocrites ! Elles se disaient tout cela et d’autres paroles encore. Vraiment indignes de mères ! Et avec des cœurs méchants à égorger des poulets sur un linge blanc sans laisser de tache. Allah, le comptable du mal et du bien, comment justifies-tu d’avoir gratifié d’aussi méchantes créatures de progénitures, alors que Salimata, une musulmane achevée…
Mais midi venait de retentir sur les chantiers, dans les bureaux. Les travailleurs affamés se bousculèrent aux portails, se déversèrent sur les places, dans les rues, dans les voitures et dans les pirogues.
– Du bon riz cuit ! A très bon marché ! Venez acheter du bon riz cuit !
Des meutes d’hommes, des essaims débouchèrent sur le petit marché. Des faisceaux de mains croisèrent des assiettes devant le nez et les yeux de Salimata. Rapides comme des pattes de la biche les mains de Salimata allèrent et vinrent, remplirent les assiettes de riz, arrosèrent de sauce et les couronnèrent du morceau de viande, arrachèrent les prix (quinze francs), les enfouirent dans le pagne. Un bout de sourire à droite et à gauche pour répondre à des salutations : […]
Elle souffla l’air asséchant, lourd et aigre. Qu’étaient nauséabonds les travailleurs en sueur avalant les poignées de riz, les orteils gonflés et pourris de chique, les genoux galeux, les culottes épaisses de gras et de poussières ! […] Les fous, les mendiants et les chômeurs n’ont pas quinze francs ; ils ont la pauvreté, le chagrin et la rancœur mais aussi la franchise et l’amitié d’Allah. Salimata devait accorder des crédits à des chômeurs. La droiture est plus que la richesse, et la charité est une loi d’Allah.
[…] Salimata distribua des assiettées aux chômeurs, aux mendiants, jusqu’à vider la cuvette, jusqu’à la racler. […] Tous les riches, les gros Toubabs et Syriens, les présidents, les secrétaires généraux auraient dû donner à manger aux chômeurs et miséreux. Mais les nantis ne connaissent pas le petit marché et ils n’entendent pas et ne voient jamais les nécessiteux. Allah, lui, les voient bien, les entend bien, les connaît bien et s’arrange pour qu’ils aient une assiettée un matin, un fruit le soir. […] Alors que leur reste-t-il à faire ? Rôder, puer, prier et écouter le grondement de leur ventre parcouru par la faim. […] »
KOUROUMA (Ahmadou), Les soleils des indépendances. , 1968-1970, Québec-Paris, éditions du Seuil, collection « Roman », 205 pages, Première partie, Chapitre 4 « Où a-t-on vu Allah s’apitoyer sur un malheur ? », pages 58 et sq. ISBN 2-02-004575-3