« Un mandat de combien ? »
LE MANDAT
La sueur collait sa chemise à la peau ; avec peine le facteur poussait son solex dans le sable ; il transpirait, sa figure brillait, le buste en avant, les mains solidement posées sur le guidon, ahanant légèrement la bouche ouverte, il gravissait le mamelon de sable tout en maudissant les habitants et les autorités : « Qu’est-ce qu’on attend pour asphalter cette rue ? » pensait-il.
Des ménagères de retour du marché l’apostrophèrent pour le taquiner : Eye ! homme, tu mouilles.
Elles le dépassèrent. Il s’arrêta ; appuya l’engin sur son ventre qui pointait outrageusement ; s’essuya la face avec son mouchoir de cotonnade. Ses yeux ne quittaient pas le dos des femmes ; prestes, légères, les calebasses en équilibre sur la tête, elles semblaient à peine toucher le sol.
Il reprit sa marche d’une allure ralentie.
Presque toutes les maisons étaient identiques : bâties de vieux bois pourri, coiffées de tôles souvent rouillées ou de vieilles pailles jamais renouvelées, ou encore de toile cirée noire.
Le facteur gara son Solex sur le pieu tordu de la porte d’entrée. A son assalamalec, deux femmes assises à même la terre, d’un ton méfiant, répondirent.
Elles le connaissaient, mais par son emploi, l’homme traînait derrière lui un préjugé défavorable.
– Femmes, votre époux, Ibrahima Dieng est-il présent ?
L’une des deux, Mety, qui était l’aînée et première épouse, décocha un regard inquisiteur sur le visage de l’homme puis sur ses mains :
– Qui, dis-tu ?
– Mety, interpella le facteur, Mety, j’habite le quartier et je sais que Ibrahima Dieng est le maître de céans. Je ne suis pas un toubaba (Européens ou Blancs).
– Bah (nom du facteur), qu’est-ce que j’ai dit ?
– Rien en effet … rien qui puisse te conduire en enfer.
– Tu sais toi aussi, que notre homme n’est jamais à la maison à cette heure-ci. Chômer d’accord ! mais se vautrer toute la journée dans nos pagnes, cela non. Tu demandes comme si tu étais un étranger.
– Je dois faire mon travail. Toutes, lorsque vous me voyez, c’est comme si vous voyiez un alcati (agent de police).
– Tu es pire qu’un alcati. Il suffit que tu laisses un papier une ou deux semaines pour qu’arrivent les « gens d’impôt » : saisie. Et ici, dans cette maison, tu n’as jamais apporté de bonnes nouvelles.
– Justement, c’est le contraire ce matin.
– Han ! fit Mety en se redressant vivement. Sa camisole s’accrochait à sa trop grande saillie postérieure.
– Bougresse ! dès qu’on parle d’argent vous voilà frétillante comme des vers. C’est de l’argent.
– Il vient d’où ?
– De Paris … Un mandat.
– Paris ? Qui Ibrahima connaît-il à Paris ? Tu es sûr que c’est pour lui ? Bah, ne nous tue pas avec l’espoir.
– Il y a même une lettre avec. Je connais mon métier.
– Tu as entendu, Aram, lança Mety joyeuse à l’adresse de la seconde épouse qui s’était rapprochée. Elle était plus jeune, maigre, les joues creuses, le menton pointu.
– Un mandat de combien ? demanda encore Aram. […] »
SEMBÈNE (Ousmane), Le mandat. , 1966, Paris, aux éditions Présence Africaine, 190 pages dont 80 pages environ pour la nouvelle « Le mandat ». ISBN 978-2-7087-0170-0