« Tout ce qui est courbé sera redressé. »
« […] LUMUMBA :
Moi, sire, je pense aux oubliés.
Nous sommes ceux que l’on déposséda, que l’on frappa, que l’on mutila ; ceux que l’on tutoyait, ceux à qui l’on crachait au visage. Boys-cuisine, boys-chambre, boys comme vous dites, lavadères, nous fûmes un peuple de boys, un peuple de oui-bwana et, qui doutait que l’homme pût ne pas être l’homme, n’avait qu’à nous regarder.
Sire, toute souffrance qui se pouvait souffrir, nous l’avons soufferte. Toute humiliation qui se pouvait boire, nous l’avons bue !
Mais, camarades, le goût de vivre, ils n’ont pas pu nous l’affadir dans la bouche et nous avons lutté, avec nos pauvres moyens lutté pendant cinquante ans.
Et voici : nous avons vaincu.
Notre pays est désormais entre les mains de ses enfants.
Nôtre, ce ciel, ce fleuves, ces terres.
Nôtre le lac et la forêt.
Nôtre Karissimbi, Nyiragongo, Niammiragira, Mikéno, Ehu, montagnes montées de la parole même du feu.
Congolais, aujourd’hui est un jour, grand.
C’est le jour où le monde accueille parmi les nations
Congo, notre mère
Et surtout Congo, notre enfant,
L’enfant de nos veilles, de nos souffrances, de nos combats.
Camarades et frères de combat, que chacune de nos blessures se transforme en mamelle !
Que chacune de nos pensées, chacune de nos espérances soit rameau à brasser à neuf l’air !
Pour Kongo ! Tenez. Je l’élève au-dessus de ma tête ;
Je le ramène sur mon épaule
Trois fois je lui crachote au visage
Je le dépose par terre et vous demande à vous : en vérité,
Connaissez-vous cet enfant. Et vous répondez tous : c’est Kongo notre roi !
Je voudrais être Toucan, le bel oiseau, pour être à travers le ciel annonciateur, à races et langues que Kongo nous est né, notre roi Kongo, qu’il vive !
Kongo, tard né, qu’il suive l’épervier !
Kongo, tard né, qu’il clôture la palabre !
Camarades, tout est à faire ou tout est à refaire, mais nous le referons, nous le referons. Pour Kongo !
Nous reprendrons les unes après les autres, toutes les coutumes pour Kongo !
Traquant l’injustice, nous reprendrons l’une après l’autre toutes les parties du vieil édifice, et du pied à la tête, pour Kongo !
Tout ce qui est courbé sera redressé, tout ce qui est dressé sera rehaussé.
Pour Kongo !
[…] »
CÉSAIRE (Aimé), Une saison au Congo. , 1966, Paris, aux éditions du Seuil, collection « Théâtre », 127 pages.
ISBN 2-02-001321-5