1964, Aimé CESAIRE, La Tragédie du Roi Christophe.

« Je demande trop aux hommes ! »

 CHRISTOPHE

 « […] Je demande trop aux hommes ! Mais pas assez aux nègres, Madame ! S’il y a une chose qui, autant que les propos des esclavagistes, m’irrite, c’est d’entendre nos philanthropes clamer, dans le meilleur esprit sans doute, que tous les hommes sont des hommes et qu’il n’y a ni Blancs ni Noirs. C’est penser à son aise, et hors du monde, Madame. Tous les hommes ont les mêmes droits. J’y souscris. Mais du commun lot, il en est qui ont plus de devoirs que d’autres. Là est l’inégalité. Une inégalité de sommations, comprenez-vous ? Á qui fera-t-on croire que tous les hommes, je dis tous, sans privilège, sans particulière exonération, ont connu la déportation, la traite, l’esclavage, le collectif ravalement à la bête, le total outrage, la vaste insulte, que tous, ils ont reçu, plaqué sur le corps, au visage, l’omni-niant crachat ! Nous seuls, Madame, vous m’entendez, nous seuls, les nègres ! Alors au fond de la fosse ! C’est bien ainsi que je l’entends. Au plus bas de la fosse. C’est là que nous crions ; de là que nous aspirons l’air, à la lumière, au soleil. Et si nous voulons remonter, voyez comme s’imposent à nous, le pied qui s’arcboute, le muscle qui se tend, les dents qui se serrent, la tête, oh ! la tête, large et froide ! Et voilà pourquoi il faut en demander aux nègres plus qu’aux autres : plus de travail, plus de foi, plus d’enthousiasme, un pas, un autre pas, encore un autre pas et tenir gagné chaque pas ! C’est d’une remontée jamais vue que je parle, messieurs, et malheur à celui dont le pied flanche ! […] »

 CÉSAIRE (Aimé), La Tragédie du roi Christophe. , 1964, Paris, aux éditions Présence africaine, réédition en 2000, 153 pages.

ISBN 978-2-7087-0130-4

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