« Plus qu’une simple sédition de mon corps. »
« […] Il parlait peu, et cela, depuis qu’on avait commencé à le surnommer « le fou ».
Cet homme, qui était un fils authentique du pays, en était parti jadis, sans même que sa famille sût où il allait. Il était resté absent de longues années durant, puis un matin, il était revenu, sanglé dans sa redingote. Au moment de ce retour, une grande volubilité l’habitait. Il prétendait qu’il revenait du pays des Blancs et qu’il s’y était battu contre des Blancs. Dans les débuts, on le crut sur parole, bien qu’aucun des autres fils du pays, qui avaient été à la guerre des Blancs, n’eût confirmé l’y avoir vu. Mais assez vite, on commença, de mettre ses propos en doute.
C’est que, d’abord, son récit était si extravagant qu’il était difficile de lui accorder foi. […]
Un jour, il sut qu’on l’avait surnommé « le fou ». Alors, il se tut. Le surnom lui resta néanmoins. […]
– Comment c’est, là-bas ? s’enquit le maître.
Une fugitive expression de bonheur se peignit dans le regard du fou. […]
– Ce fut le matin que j’y débarquais. […] Mais, à peine étais-je dans la rue que je sentis de nouveau renaître ma crispation. Au prix d’efforts considérables, je réussis à n’en rien laisser paraître et me hâtai de m’éloigner de cet endroit. Sur mon dos, je sentais à travers les vitres du hall immense le poids de nombreux regards. Je tournai un coin de rue et, avisant une porte enfoncée dans un mur, y déposai mes valises à terre et m’assis sur l’une d’elles, à l’abri de la sollicitude des passants. Il était temps, car mon tremblement recommençait de devenir apparent. Ce que j’éprouvais était plus profond qu’une simple sédition de mon corps. Ce tremblement qui, maintenant que j’étais assis, se mourait de nouveau, me parut l’écho fraternel de mon corps à un désarroi plus intime. Un homme, passant à côté de moi, voulut s’arrêter. Je tournai la tête. L’homme hésita puis, hochant la tête, poursuivit son chemin. Je le suivis du regard. Son dos carré se perdit parmi d’autres dos carrés. Sa gabardine grise, parmi les gabardines. Le claquement sec de ses souliers se mêla au bruit de castagnettes qui courrait à ras d’asphalte. L’asphalte… Mon regard parcourait toute l’étendue et ne vit pas de limite à la pierre. Là-bas, la glace du feldspath, ici, le gris clair de la pierre, ce noir mat de l’asphalte. Nulle part la tendre mollesse d’une terre nue. Sur l’asphalte dur, mon oreille exercée, mes yeux avides guettèrent, vainement, le tendre surgissement d’un pied nu. Alentour, il n’y avait aucun pied. Sur la carapace dure, rien que le claquement d’un millier de coques dures. L’homme n’avait-il plus de pieds de chair ? Une femme passa, dont la chair rose des mollets se durcissait monstrueusement en deux noires conques terminales, à ras d’asphalte. Depuis que j’avais débarqué, je n’avais pas vu un seul pied. La marée des conques sur l’étendue de l’asphalte courait à ras. Tout autour, du sol au faîte des immeubles, la coquille nue et sonore de la pierre faisait de la rue une vasque de granit. Cette vallée de pierre était parcourue, dans son axe, par un fantastique fleuve de mécaniques enragées. Jamais, autant que ce jour-là, les voitures automobiles – que je connaissais cependant – ne m’étaient apparues ainsi souveraines et enragées, si sournoises bien qu’obéissantes. Sur le haut du pavé qu’elles tenaient pas un être humain qui marchât. Jamais je n’avais vu ça, maître des Dialobé. Là, devant moi, parmi une agglomération habitée, sur de grandes longueurs, il m’était donné de contempler une étendue parfaitement inhumaine, vide d’hommes. Imagines-tu cela, maître, au cœur même de la cité de l’homme, une étendue interdite à sa chair nue, interdite aux contacts alternés de ses deux pieds…
Le fou se tut. Le maître, prenant appui sur un coude, se dressa et vit qu’il pleurait. […]
– Maître, je voudrais prier avec toi, pour repousser le surgissement. De nouveau le chaos obscène est dans le monde et nous défie. […] »
KANE (Cheikh Hamidou), L’aventure ambiguë. , 1961, Paris, aux éditions Julliard, réédité aux éditions 10/18 en 1993, n°617, 191 pages, Première partie, chapitre VIII, pages 98 et suivantes. ISBN 2-264-00834-2