« Moins le blanc est intelligent, plus le noir lui paraît bête. »
« […] 24 et 25 août.
Procès Sambry.
Moins le blanc est intelligent, plus le noir lui paraît bête.
L’on juge un malheureux administrateur envoyé trop jeune et sans instruction suffisante, dans un poste trop reculé. Il y eût fallu telle force de caractère, telle valeur morale et intellectuelle, qu’il n’avait pas. Á défaut d’elles, pour imposer aux indigènes, on recourt à une force précaire, spasmodique et dévergondée. On prend peur ; on s’affole ; par manque d’autorité naturelle, on cherche à régner par la terreur. On perd prise, et bientôt plus rien ne suffit à dompter le mécontentement grandissant des indigènes, souvent parfaitement doux, mais que révoltent et poussent à bout les injustices, les sévices, les cruautés (1). […]
(1) Si graves que puissent être les faits reprochés à Sambry, hélas ! nous verrons pire, par la suite.
De Nola à Bossum […]
10 novembre.
[…] Nos boys sont d’une obligeance, d’une prévoyance, d’un zèle au-dessus de tout éloge ; quant à notre cuisinier, il nous fait la cuisine la meilleure que nous ayons goûtée dans le pays. Je continue de croire, et crois de plus en plus, que la plupart des défauts que l’on entend reprocher continuellement aux domestiques de ce pays, vient surtout de la manière dont on les traite, dont on leur parle. Nous n’avons qu’à nous féliciter des nôtres – à qui nous n’avons jamais parlé qu’avec douceur, à qui nous confions tout, devant qui nous laissons tout traîner et qui se sont montrés jusqu’à présent d’une honnêteté parfaite. Je vais plus loin : c’est devant tous nos porteurs, devant les habitants inconnus des villages, que nous laissons traîner les menus objets les plus tentants pour eux, et dont le vol serait le plus difficilement vérifiable – ce que certes nous n’aurions jamais osé faire en France – et rien encore n’a disparu […] (1)
(1) […] Et j’avoue ne comprendre pas bien pourquoi les blancs, presque sans exception, tant fonctionnaires que commerçants, et tant hommes que femmes, croient devoir rudoyer leurs domestiques […] Je sais une dame, par ailleurs charmante et très douce, qui n’appelle jamais son boys que « tête de brute » […] je me persuade volontiers que chaque maître a les serviteurs qu’il mérite. Et tout ce que j’en dis n’est point particulier au Congo. Quel est le serviteur de nos pays qui tiendrait à cœur de rester honnête, lorsqu’il entendrait son maître lui dénier toute vertu ? Si j’avais été le boy de M.X… je l’aurai dévalisé le soir même, après l’avoir entendu affirmer que tous les nègres sont fourbes, menteurs et voleurs.
Fort-Archambault, Fort-Lamy
Fin décembre, Fort-Archambault,
[…] Le chemin de fer Brazzaville-Océan est un effroyable consommateur de vies humaines. Voici Fort-Archambault tenu d’envoyer de nouveau mille Saras. Cette circonscription, l’une des plus vastes et des mieux peuplées de l’A.E.F., est particulièrement mise à contribution pour la main-d’œuvre indigène. Les premiers contingents envoyés par elle ont eu beaucoup à souffrir, tant durant le trajet, à cause du mauvais aménagement des bateaux qui les transportaient (1), que sur les chantiers mêmes, où les difficultés de logement et surtout de ravitaillement ne semblent pas avoir été préalablement étudiées de manière satisfaisante. La mortalité a dépassé les prévisions les plus pessimistes. Á combien de décès nouveaux la colonie devra-t-elle son bien être futur ?
(1) De Bangui à Brazzaville (14 à 15 jours) les travailleurs voyagent sur des chalands découverts. […] Un grand nombre de ces travailleurs n’ont pour s’étendre d’autre place […] d’où il est arrivé que certains, durant leur sommeil, tombent dans le fleuve […] durant la marche du navire, les travailleurs doivent supporter une continuelle pluie d’étincelles que lance la cheminée du vapeur, et que durant la nuit, ils restent exposés sans feu aux brouillards du fleuve. Ils sont jour et nuit exposés à la pluie. […] Il n’en faut pas plus pour expliquer les nombreux décès causés par la pneumonie. […] »
GIDE (André), Voyage au Congo suivi de Le retour du Tchad. Carnets de route. , 1927 et 1928, aux éditions Gallimard, réédité en 1995, collection Folio n°2731, 554 pages, chapitre Ier « Les escales – Brazzaville », pages 27 et suivantes (Extrait 1), Chapitre V « De Nola à Bossum », pages 142 et 143, et Chapitre VII « Fort-Archambault, Fort Lamy », pages 223 à 225. Les notes infrapaginales sont de l’auteur. ISBN 2-07-039310-0