« Leurs malheurs seuls se ressemblent. »
« […] Le territoire occupé de nos jours, ou réclamé par l’Union américaine, s’étend depuis l’océan Atlantique jusqu’aux rivages de la Mer du Sud. A l’est ou à l’ouest, ses limites sont donc celles mêmes du continent ; il s’avance au midi sur le bord des Tropiques, et remonte ensuite au milieu des glaces du Nord.
Les hommes répandus dans cet espace ne forment point, comme en Europe, autant de rejetons d’une même famille. On découvre en eux, dès le premier abord, trois races naturellement distinctes, et je pourrais presque dire ennemies. L’éducation, la loi, l’origine, et jusqu’à la forme extérieure des traits, avaient élevé entre elles une barrière presque insurmontable ; la fortune les a assemblées sur le même sol, mais elle les a mêlées sans pouvoir les confondre, et chacune poursuit à part sa destinée.
Parmi ces hommes si divers, le premier qui attire les regards, le premier en lumière, en puissance, en bonheur, c’est l’homme blanc, l’Européen, l’homme par excellence ; au-dessous de lui paraissent le nègre et l’Indien.
Ces deux races infortunées n’ont de commun ni la naissance, ni la figure, ni le langage, ni les mœurs ; leurs malheurs seuls se ressemblent. Toutes deux occupent une position également inférieure dans le pays qu’elles habitent ; toutes deux éprouvent les effets de la tyrannie ; et si leurs misères sont différentes, elles peuvent en accuser les mêmes auteurs.
Ne dirait-on pas, à voir ce qui se passe dans le monde, que l’Européen est aux hommes des autres races ce que l’homme lui-même est aux animaux ? Il les fait servir à son usage, et quand il ne peut les plier, il les détruit.
L’oppression a enlevé du même coup, aux descendants des Africains, presque tous les privilèges de l’humanité ! Le nègre des États-Unis a perdu jusqu’au souvenir de son pays ; il n’entend plus la langue qu’on parlée ses pères ; il a abjuré leur religion et oublié leurs mœurs. En cessant d’appartenir à l’Afrique, il n’a pourtant acquis aucun droit aux biens de l’Europe ; mais il s’est arrêté entre les deux sociétés ; il est resté isolé entre les deux peuples ; vendu par l’un, répudié par l’autre ; ne trouvant dans l’univers entier que le foyer de son maître pour lui offrir l’image incomplète de la patrie. […]
Le nègre entre en même temps dans la servitude et dans la vie. Que dis-je ? souvent on l’achète dès le ventre de sa mère, et il commence pour ainsi dire à être esclave avant que de naître. […]
Le nègre est placé aux dernières bornes de la servitude ; l’Indien, aux limites extrêmes de la liberté. L’esclavage ne produit guère chez le premier des effets plus funestes que l’indépendance chez le second. […]
Le nègre fait mille efforts inutiles pour s’introduire dans une société qui le repousse ; il se plie aux goûts de ses oppresseurs, adopte leurs positions, et aspire, en les imitant, à se confondre avec eux. On lui a dit dès sa naissance que sa race est naturellement inférieure à celle des blancs, et il n’est pas éloigné de le croire, il a donc honte de lui-même. Dans chacun de ses traits il découvre une trace d’esclavage, et, s’il le pouvait, il consentirait avec joie à se répudier tout entier. […] »
TOCQUEVILLE (Alexis, de), De la démocratie en Amérique. , 1835, Paris, 1981, Paris, aux éditions Garnier Flammarion, collection « Grand Format – Texte intégral », Tome 1, 570 pages, Préface, Biographie et bibliographie par François FURET, Chapitre X « Quelques considérations sur l’état actuel et l’avenir probable des trois races qui habitent le territoire des États-Unis, pages 427 et suivantes.
N° d’édition : 10246, 1er trimestre 1981, France. Pas d’ISBN.