« Je vous ai toujours regardé comme mes frères. »
« Mes amis,
Quoique que je ne sois de la même couleur que vous, je vous ai toujours regardés comme mes frères. La nature vous a formés pour avoir le même esprit, la même raison, les mêmes vertus que les Blancs. Je ne parle ici que de ceux d’Europe ; car les Blancs des colonies, je ne vous fais pas l’injure de les comparer à vous ; je sais combien de fois votre fidélité, votre probité, votre courage ont fait rougir vos maîtres. Si on allait chercher un homme dans les îles de l’Amérique, ce ne serait point parmi les gens de chair blanche qu’on le trouverait.
Votre suffrage ne procure point de places dans les colonies : votre protection ne fait point obtenir de pensions ; vous n’avez pas de quoi soudoyer les avocats : il n’est donc pas étonnant que vos maîtres trouvent plus de gens qui se déshonorent en défendant leur cause, que vous n’en avez trouvé qui se soient honorés en défendant la vôtre. Il y a même des pays où ceux qui voudraient écrire en votre faveur n’en auraient point la liberté.
Tous ceux qui se sont enrichis dans les îles aux dépens de vos travaux et de vos souffrances, ont, à leur retour, le droit de vous insulter dans des libelles calomnieux ; mais il n’est point permis de leur répondre.
Telle est l’idée que vos maîtres ont de la bonté de leurs droits ; telle est la conscience qu’ils ont de leur humanité à votre égard. Mais cette injustice n’a pas été pour moi qu’une raison de plus pour prendre, dans un pays libre, la défense de la liberté des hommes.
Je sais que vous ne connaîtrez jamais cet ouvrage, et que la douceur d’être béni par vous me sera toujours refusée. Mais j’aurai satisfait mon cœur déchiré par le spectacle de vos maux, soulevé par l’insolence absurde des sophismes de vos tyrans. Je n’emploierai point l’éloquence, mais la raison ; je parlerai, non des intérêts du commerce, mais des lois de la justice.
Vos tyrans me reprocheront de ne dire que des choses communes, et de n’avoir que des idées chimériques : en effet, rien n’est plus commun que les maximes de l’humanité et la justice ; rien n’est plus chimérique que de proposer aux hommes d’y confronter leur conduite. […] »
CONDORCET (Jean Antoine Nicolas CARITAT, de), Réflexions sur l’esclavage des nègres. , 1781, Paris, texte en avant propos de l’œuvre et intitulée « Épître dédicatoire aux nègres esclaves. »