« Excuser l’esclavage des Nègres. »
« […] II. Raisons dont on se sert pour excuser l’esclavage des Nègres.
On dit, pour excuser l’esclavage des Nègres achetés en Afrique, que ces malheureux sont, ou des criminels condamnés au dernier supplice, ou des prisonniers de guerre qui seraient mis à mort, s’ils n’étaient pas achetés par les Européens.
D’après ce raisonnement, quelques écrivains nous présentent la traite des Nègres comme étant presque un acte d’humanité. Mais nous observerons,
1°. Que ce fait n’est pas prouvé & n’est pas même vraisemblable. Quoi, avant que les Européens achetassent des Nègres, les Africains égorgeaient tous leurs prisonniers ! […] Quoi ! si nous n’allions pas chercher des Nègres en Afrique, les Africains tueraient les esclaves qu’ils destinent maintenant à être vendus. […] Pour croire des faits invraisemblables, il faut des témoignages respectables, & nous n’avons ici que ceux des gens employés au commerce des Nègres. Je n’ai jamais eu l’occasion de les fréquenter, mais […] leur nom est encore une injure.
2°. En supposant qu’on sauve la vie du Nègre qu’on achète, on ne commet pas moins un crime en l’achetant, si c’est pour le revendre ou le réduire en esclavage. C’est précisément l’action d’un homme qui, après avoir sauvé un malheureux poursuivi par des assassins, le volerait : […] ce serait l’action d’un homme qui serait parvenu à dégouter des brigands d’assassiner les passants, & les aurait engagés à se contenter de les voler avec lui. […] Un homme peut avoir le droit d’en forcer un autre à travailler pour lui, mais non pas de le forcer à lui obéir.
3°. […] c’est au contraire l’infâme commerce des brigands d’Europe qui fait naître entre les Africains des guerres presque continuelles, dont l’unique motif est le désir de faire des prisonniers pour les vendre. Souvent les Européens eux-mêmes fomentent ces guerres par leur argent ou par leurs intrigues ; en sorte qu’ils sont coupables, non-seulement du crime de réduire des hommes à l’esclavage, mais encore de tous les meurtres commis en Afrique pour préparer ce crime. Ils ont l’art perfide d’exciter la cupidité & les passions des Africains, d’engager le père à livrer ses enfants, le frère à trahir son frère, le prince à vendre ses sujets. Ils ont donné à ce malheureux peuple le goût destructeur des liqueurs fortes, ils lui ont communiqué ce poison qui, caché dans les forêts de l’Amérique, est devenu, grâce à l’active avidité des Européens, un des fléaux du globe, & ils osent encore parler d’humanité.
Quand bien même l’excuse que nous venons d’alléguer disculperait le premier acheteur, elle ne pourrait excuser ni le second acheteur, ni le colon qui garde le Nègre, car ils n’ont pas le motif présent d’enlever à la mort l’esclave qu’ils achètent. Ils sont, par rapport au crime de réduire en esclavage, ce qu’est, par rapport à un vol, celui qui partage avec le voleur, ou plutôt celui qui charge un autre d’un vol & qui en partage avec lui le produit. […]
Enfin, cette excuse est absolument nulle pour les Nègres nés dans l’habitation. Le maître qui les élève pour les laisser dans l’esclavage est criminel, parce que le soin qu’il a pu prendre d’eux dans l’enfance ne peut lui donner sur eux aucune apparence de droit. En effet pourquoi ont-ils eu besoin de lui ? C’est parce qu’il a ravi à leurs parents, avec la liberté, la faculté de soigner leur enfant. Ce serait donc prétendre qu’un premier crime peut donner le droit d’en commettre un second. D’ailleurs, supposons même l’enfant Nègre abandonné librement de ses parents, le droit d’un homme sur un enfant abandonné, qu’il a élevé, peut-il être de le réduire à l’esclavage ? Une action d’humanité donnerait-elle le droit de commettre un crime ? […] »
CONDORCET (Jean Antoine Nicolas CARITAT, de), Réflexions sur l’esclavage des nègres. , 1781, Paris, Chapitre II « Raisons dont on se sert pour excuser l’esclavage des Nègres. »