« Ils sont sauvages de même que nous appelons sauvages les fruits. »
« […] Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie, ce qui n’est pas de son usage. Comme de vrai nous n’avons autre mire de la vérité, et de la raison, que l’exemple et idée des opinions et usances du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses. Ils sont sauvages de même que nous appelons sauvages les fruits, que nature de soi et de son progrès ordinaire a produits : là où à la vérité ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice, et détournés de l’ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. En ceux-là sont vives et vigoureuses, les vraies, et plus utiles et naturelles, vertus et propriétés ; lesquelles nous avons abâtardies en ceux-ci, les accommodant au plaisir de notre goût corrompu. Et si pourtant la saveur même et délicatesse se trouve à notre goût excellente à l’envi des nôtres, en divers fruits de ces contrées-là, sans culture : ce n’est pas raison que l’art gagne le point d’honneur sur notre grande et puissante mère nature. Nous avons tant recherché la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions, que nous l’avons du tout étouffée. Si est-ce que partout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprises. […] »
MONTAIGNE (Michel, de), Les Essais. , 1580, Paris, Première partie, Chapitre XXI, éditions Pocket, collection « Les Classiques », 2009, 533 pages.
ISBN 978-2-2661-9603-1