« Maintenant que je ne suis plus un soldat, qui suis-je ? »
« […] Le mal qui a trop duré, laisse un grand vide en disparaissant. Maintenant que je ne suis plus soldat, qui suis-je ? Maintenant que je n’obéis plus aux ordres, que je ne marche plus au pas, que je ne suis plus obligé de claquer les talons dès qu’on me toise d’en haut, que vais-je faire de mes années de plomb que je trimbale comme une multitude de boulets ; comment me débarrasser de mes réflexes pavloviens et quelle attitude adopter pour être moi -rien que moi- c’est-à-dire quelqu’un dont j’ignore tout ?
Le vent gonflant ma chemise a-t-il assez de souffle pour engrosser mes voiles ? Et les horizons, où l’ennemi conventionnel ne se hasarde plus, sont-ils moins traîtres que les maquis d’hier ?
Que d’interrogations incitant mes insomnies à saigner à blanc mes nuits et à tenir à distance mes jours, tels des pestiférés. L’officier a horreur de mener son combat sur un terrain inconnu. Il se considère nu sans son uniforme, vulnérable sans son fusil.
Je n’ai pas encore peur, sauf que les questions que je me pose trahissent autant d’imperfections dans la cuirasse de mes certitudes.
Pareil au possédé qui recouvre ses esprits, je découvre l’ampleur de ma solitude. La conjuration ne me délivre pas, elle me livre à moi-même. Je l’ai ardemment souhaitée ; j’ai payé cher chacune de ses séances ; pourtant, une fois exorcisé, j’ai tout à coup le sentiment que mes démons vont me manquer.
Le téléphone sonne tandis que je faisande dans les filets de mes draps. C’est la réception : Florence Aubenas, de Libération, est arrivée.
J’enfile mes vêtements, perds un temps fou à discipliner mes cheveux que le gel ne parvient pas à caresser dans le sens du poil. La glace m’apprend que mes cernes se sont prononcés, que mes jours creusent leur trou avec application. Je ne dors pas assez, mange frugalement et fume comme un dragon de Chine.
Je ne miserais pas un rond sur moi si j’étais un cheval.
Florence Aubenas est au salon. Elle n’est pas seule puisqu’elle accule le commandant Moulessehoul dans un coin et refuse de se laisser conter fleurette. C’est une dame brillante. Elle a la beauté de son intelligence, l’insolence de sa féminité, l’assurance de son journal. L’écrivain ne l’intéresse pas ; elle s’est déplacée exclusivement pour l’officier.
Armée de sa plume de tous les combats, elle se jette dans la bataille. De toute évidence, elle n’aime pas le médaillon Khadra à cause de ses deux faces. Ne le déteste pas, non plus. Elle est surtout déçue. Elle s’attendait à des révélations fracassantes ; elle n’a droit qu’à une inébranlable sincérité, chiante comme une déclaration sur l’honneur.
Elle cherche la faille dans le dispositif du militaire, contourne les obstacles, jauge les tranchées, tente des diversions… Imperturbable, le commandant ne cède pas un centimètre de son territoire. Le journaliste est en boule. Elle non plus ne lâche pas prise. Les résistances l’excitent. Elle rôde encore et encore autour du blockhaus, revient sur certaines fissures aux allures d’attrape-nigaud, s’y engouffre au nom de sa ligne éditoriale, professionnelle jusqu’à la dernière cartouche. Elle s’interdit de croire qu’il n’y ait pas anguille sous roche, que ce militaire fasse exception à la règle malgré son treillis de brute et l’immonde réputation de son institution.
De mon perchoir, j’observe la bataille rangée et ne souffle mot.
Le commandant Moulessehoul est déçu, lui aussi. Il croyait la guerre classée et est triste de se livrer à un duel de sourds où les armes pipées tirent misérablement à côté. […] »
KHADRA (Yasmina, pseudonyme), L’imposture des mots. , 2002, Paris, aux éditions Julliard, pages 55 à 57.
ISBN 978-2-266-12684-7