« Une carte d’immatriculation raciale et ethnique. »
« […] Le visage de l’emploi
L’égalité n’avait jamais aussi bien porté son nom, personne n’échappait à l’emballage : manteaux, gants, écharpes et bottes créent l’espace d’un hiver une race artificielle, celle des emmitouflés. Les gens n’étaient plus que boules de laine et couleurs industrielles. Les races étaient masquées. (…)
L’été arriva après s’être fait désirer durant de longs mois. Sans une once de pudeur, il dévoila ses formes. Il s’exprimait avec arrogance dans les beaux corps, et feignait la gêne dans les plus ingrats. Chacun se vit affublé de sa carte d’identité organique. On ne traîna plus de manteaux, d’écharpes, de gants et de bottes, mais la totalité de ses origines, sa peau. Certains portèrent la leur comme un trophée, d’autres comme une croix.
Parée de la mienne, je traversais la ville en songeant aux arguments qui pourraient séduire la personne avec laquelle j’avais pris rendez-vous. Il était onze heures et j’allais à un entretien d’embauche pour du baby-sitting. Dans la rue, je marchais vite, mais j’avais l’impression que les gens me regardaient plus que d’habitude. Soudain, j’eus envie d’être invisible. Je me demandais pourquoi ces regards insistants qui semblaient tout à la fois me bousculer et m’interroger.
– Mais où donc se cacher, me disais-je en hâtant le pas.
La couverture commune et discrète qu’offrait l’hiver avait fondu avec les derniers grêlons sous le regard impétueux du soleil. Les silhouettes, les maisons, toute chose, désormais, avait son propre visage. Le visage, c’est un aéroport, une entrée, et son décor ne dévoile jamais assez le labyrinthe qu’il cache. Le visage, réceptacle de gènes et de culture, une carte d’immatriculation raciale et ethnique. Voilà donc pourquoi on me regardait tant : l’Afrique tout entière, avec ses attributs vrais ou imaginaires, s’était engouffrée en moi, et mon visage n’était plus le mien mais son hublot sur l’Europe. Aussi, quand j’arrivai à mon rendez-vous, je me contentai de donner mon prénom ; dire que j’étais africaine aurait été un pléonasme. De toute façon, mon employeur potentiel avait déjà son idée sur la question. […] »
DIOME (Fatou), La Préférence nationale. , 2001, Paris, aux éditions Présence Africaine, recueil de nouvelles, Incipit de la nouvelle « Le visage de l’emploi. ».
ISBN 978-2-7087-0722-1