« La démocratie a dégringolé sur nos têtes. »
« […] XX
Après l’esclavage, le colonialisme, le néocolonialisme et le socialisme scientifique, la démocratie s’abattit sur nous un matin du mois d’août, en pleine saison sèche.
Je rigole quand j’entends aujourd’hui tous ces gens qui passent à la radio ou à la télé ou écrivent dans les journaux et qui donnent des explications fumeuses et contradictoires pour expliquer son arrivée. Ils disent tantôt que cette fameuse démocratie a été imposée aux peuples africains par le président de la France dans un discours devant les chefs d’États africains – pauvres gens qui croient encore qu’un discours pouvait changer quelque chose : si je mettais bout à bout tous les discours que j’ai entendus depuis ce célèbre matin d’août, notre pays serait plus qu’une démocratie, ce serait un vrai paradis –d’autres disent qu’elle est arrivée grâce à la lutte des femmes tandis que pour d’autres encore la démocratie a atterri chez nous grâce aux travailleurs et à leurs syndicats ; il faudrait aussi mentionner ceux pour qui la démocratie a dégringolé sur nos têtes grâce aux étudiants, aux paysans, à Dieu, à la chute de l’Union soviétique et à la fin de la guerre froide, j’en passe et des meilleures. Il fallait les voir pavoiser, bomber le thorax à la télé. Tous avaient toujours été démocrates et tous avaient toujours combattu pour la liberté, pour le multipartisme ; personne n’avait été pour le parti unique, pour la censure, pour le communisme, personne n’avait adulé notre guide éclairé, notre camarade bien-aimé dont le portrait serait actuellement en train de tourner autour de notre planète Terre sur une orbite géostationnaire si tonton n’avait pas piteusement foiré dans son rôle de courtier national. Cela me rappelle ce que Papa m’avait dit que grand-père lui avait dit, qu’au moment de l’Indépendance, tout le monde prétendait avoir été un combattant anticolonialiste, tout le monde prétendait avoir été plus ou moins emprisonné une fois pour ses activités anticolonialistes car bien sûr personne n’avait jamais collaboré avec les Blancs, personne n’avait jamais rêvé de Paris. Franchement je me marre car moi je sais d’où est parti le mouvement qui a lancé la démocratie sur orbite chez nous et qui l’a lancé. Eh bien, je vais vous le dire : le mouvement est parti de notre école et celui qui l’a lancé c’est… papa !
Vous vous demandez certainement comment l’ouragan de la démocratisation qui a balayé notre pays et l’Afrique a pu partir d’une petite école régionale d’une petite bourgade elle-même perdue dans l’immensité de la forêt équatoriale ? Eh bien je vais vous le dire.
Tout a commencé avec le retour de maman à la maison. Je suppose qu’après la condamnation de son frère, elle avait conclu que l’effet de proximité était nul en ce qui concernait l’efficacité de ses prières, contrairement à ce qu’elle avait probablement cru en allant vivre près de son frangin. […]
Nous sommes donc allés, papa, mes deux frères jumeaux et moi, attendre maman au marché, à l’endroit où les camions qui venaient de la capitale déchargeaient leurs marchandises, leurs passagers et leurs bagages. Nous avons attendu assez longtemps car le car était en retard. Mais comme nous disait souvent papa, le temps n’était jamais à l’heure chez nous en Afrique. […]
A peine avait-elle déposé ses bagages et remis à papa les gros plis qu’on lui avait adressés de la capitale qu’elle eut tôt fait de trouver que la maison était en désordre : elle a commencé par nous demander de ranger dans notre chambre nos vêtements, nos chaussettes et nos chaussures qui traînaient un peu partout, au salon, dans la salle à manger et jusque dans la cuisine. […] Elle allait et venait, infatigable, et nous on allait et venait, fatigués. J’avoue que j’ai alors un peu regretté son retour, car une mère vous faisait toujours trop travailler…
Une porte claqua et nous vîmes papa sortir de son bureau, pressé :
« Je cours faire quelques photocopies, je reviens tout de suite », lança-t-il à la cantonade. […] »
DONGALA (Emmanuel), Les petits garçons naissent aussi des étoiles. , 1998, Paris, aux éditions Le Serpent à plumes, 317 pages, chapitre XX, pages 197 et suivantes. ISBN 2-84261-028-8