ANTHOLOGIE – 1997, Mohammed KACIMI EL HASSANI, « A la claire indépendance ». in Une enfance algérienne.

« Il y a longtemps que je t’aime… »

 « […] Cernés, nous essayâmes de faire comprendre notre révolution aux adultes, répétant la question à laquelle ils refusaient de répondre depuis l’indépendance : « Mais pourquoi aller à l’école française, puisque nous sommes libres ?

 Entre gifles et coups de pied, la réponse nous parvint : «on ne fuit pas l’écriture, on ne fuit pas l’écriture.»

C’est ainsi que dans notre Sud on désigne l’école, on ne va pas à l’école, on va à l’écriture. On ne fait pas l’école buissonnière, on échappe à l’écriture.

 Nous sommes ramenés vers l’école, vers notre classe. Monsieur Mefrein nous attend devant le portail. En rang, deux par deux, avancez, entrez, assis. Il passe au milieu des rangs. Silence et reniflements. Visages tuméfiés cachés entre les bras. Pupitres humides. La voix de l’instituteur nous fait trembler.

 -Alors, pourquoi n’êtes-vous pas venus en classe ce matin ?

Long silence.

– Je compte jusqu’à trois, sinon ce sera vingt coups de bâton pour chacun et sur le bout des doigts, cette fois-ci. Par-dessous nos bras, nos regards supplient les anciens. Les secondes passent. Monsieur Mefrein avance vers la première table de la première rangée, l’ordre de punition est toujours respecté.

– Bon, on commence.

Le camarade ferme les yeux, serre les doigts. Au fond de la classe, un ancien se lève.

-Moi, Monsieur.

L’ancien avale sa salive, hésite et finit par lâcher :

-Monsieur, on n’est pas venus à l’école, car on a dit pour quoi faire le français puisque la France est partie.

 Surpris, bouleversé, stupéfait, monsieur Mefrein pousse un profond soupir, laisse tomber la règle, et du haut de l’estrade nous dit :

-Vous avez vraiment cru que le français, c’était fini ? Mais bande de gagayouzes, espèces de chenapans, ouvrez bien vos oreilles, c’est maintenant que tout va commencer.

 Au même moment, le chant des CM2 emplissait la cour :

 Il y a longtemps que je t’aime

Jamais, je ne t’oublierai. […] »

 KACIMI-EL-HASSANI (Mohammed), À la claire indépendance. , 1997, réédité en 1999, aux éditions Gallimard, recueil de nouvelles colligées par Leïla SEBBAR et publiées sous le titre Une enfance algérienne.

ISBN 978-2-07-04727-9

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