« Musulman, fils de musulmans. »
« […] – Bien ! ” fait Tierno. Il me regarde à nouveau. Je me sens comme saisi par quelque chose de puissant. Tout mon être est suspendu, en attente de je ne sais quoi.
“Es-tu en état de pureté rituelle ? me demande-t-il.
– Non, Tierno” Je suis un peu vexé, car j’aurai dû penser à faire mes ablutions avant de venir chez cet homme si méticuleux en matière de religion. Il me montre une bouilloire remplie d’eau et je vais prendre mes ablutions dans le coin de la cour réservé à cet usage. Mouktar en fait autant, puis nous revenons nous asseoir sous l’auvent.
Tierno est assis en face de moi. “Celui qui veut se convertir à Dieu, dit-il, comme celui qui veut lui confier les secrets de son cœur, s’y prépare en se purifiant par les ablutions rituelles. Tu viens de le faire correctement, j’en suis content.” Il s’adresse à moi comme si Mouktar n’existait pas.
“Amadou ! dit-il. Tu sais que dans cette vie d’ici-bas, que tu en prennes un petit peu, tu lâcheras ! Que tu en prennes plein les mains, tu lâcheras ! Cette vie s’appelle « lâcher » ! Alors, il ne faudrait pas attendre le jour où la vieillesse arrive, quand le pied ne peut plus se lever, que l’œil ne voit plus clair et que la bouche n’a plus de dents, pour revenir à Dieu. Dieu lui-aussi aime les belles fleurs. Si l’on attend d’avoir dépassé l’âge mûr pour revenir à Lui, ce n’est pas un homme qui revient, mais un impuissant. Bien souvent d’ailleurs, on ne le fait que par crainte de la mort et de l’enfer ; mais il ne faut pas adorer Dieu par peur de l’enfer ou désir du paradis, il faut l’adorer pour Lui-même.
“ […] Alors aujourd’hui, Amadou, je voudrais que tu te convertisses à l’Islam.” Sur ces mots il se tait, comme en attendant une réponse.
“Mais, Tierno, je suis déjà musulman !
– Non ! Tu es né musulman, mais cela ne suffit pas pour l’être vraiment. Chaque être humain devrait pouvoir, à sa majorité, se décider en pleine conscience. Maintenant que tu vas partir pour Ouagadougou pour y mener ta vie d’homme, moi je te propose l’Islam. A toi de réfléchir. Si tu veux suivre cette voie, je continuerai à t’aider, je t’enverrai des lettres. Et si tu veux en suivre une autre, je prierai pour que Dieu t’aide…” Il se tait à nouveau, son regard toujours posé sur moi.
“Tierno, lui dis-je, je choisi la voie de l’Islam.” Il se penche vers moi : “Donne-moi tes mains.” Je les lui tends, paumes ouvertes vers le haut, dans la position de celui qui reçoit. “Chaque personne née musulmane ajoute-t-il, devrait à l’âge adulte, se convertir à Dieu de son plein gré en prononçant la Shahada, la double formule de profession de foi, comme si c’était la première fois.”
Il me fait alors réciter la Shahada : “Lâ ilâha ill’Allâh, oua Mohammad rassoul-Allâh. Il n’y a de Dieu que Dieu, et Mohammad est l’Envoyé de Dieu.”
“Ô Dieu ! dit-il. Accepte Amadou, et nous avec lui, parmi les tiens et les compagnons de ton saint Envoyé Mohammad – que le salut et la paix soient sur lui !” Puis, posant ses doigts sur mes mains ouvertes, il récite la Fathia, première sourate du Coran, et l’oraison tidjanienne consacrée au Prophète appelée Salâtoul fatihi. A la fin il dit “Amin !” et, dans le geste traditionnel de réceptivité après une prière ou une bénédiction, passe ses mains en descendant sur son visage, puis sur sa poitrine. J’en fais autant.
Après un moment de recueillement, il rompt le silence : “Amadou, tu viens de prononcer cette profession de foi en toute connaissance de cause, et sans aucune contrainte de quelque ordre que ce soit, ni héréditaire, ni familiale, ni extérieure. A partir de ce moment, tu es vraiment musulman, fils de musulmans. […] »
BÂ (Amadou Hampâté), Oui mon commandant ! Récits. , 1994, Paris, aux éditions Actes Sud, 505 pages, partie I. « Le voyage. », récit intitulé « La vie s’appelle « lâcher » ! », pages 75 et suivantes.
ISBN 2-290-31585-0