« Vous êtes les bienvenus. »
« […] La forêt sacrée fourmille de guerriers. Chaque buisson, chaque touffe d’herbes, chaque branche d’arbre, chaque voûte de liane cache un archer silencieux et tendu comme un lion prêt à bondir sur sa proie. Les cimes des fromagers et des rôniers géants sont hérissés de lances immobiles. […]
– Dans cette forêt qui nous est si chère, nous resterons aussi longtemps qu’il le faudra. Nous tiendrons des lunes et des lunes si cela est nécessaire. Nous tiendrons envers et contre tout. Nous tiendrons malgré la faim. A défaut des grains, nous mangerons des lianes et des racines, mais nous tiendrons ! Vous m’entendez, nous tiendrons jusqu’au bout !
Sarraounia, terrible, au bord de la transe, scande ces mots flamboyants qui retentissent comme un coup de tonnerre dans l’air serein du matin. Ses guerriers, galvanisés et surexcités jusqu’à la démence, répondent par une énorme clameur qui se répercute loin dans la brousse. Soudain apaisée et rassurée par cette tumultueuse détermination, Sarraounia se tourne vers les femmes qui s’affairent autour des marmites bouillantes.
– Soufflez, soufflez fort, attisez le feu, écrasez, broyez les grains et les racines, faites cuire tout ce qui est mangeable dans cette forêt généreuse. Ô mes sœurs, cuisinez, cuisinez sans relâche pour soutenir la force de nos hommes. Puisez d’abondance au sein de la forêt sacrée tout ce que la nature a créé pour le besoin de l’homme. Plongez dans l’eau boueuse pour tirer l’anguille, l’igname sauvage et le nénuphar, débusquez les rats fouineurs et les lapins des roches, apprêtez-les à la sauce du baobab, de gombo et d’écorces épicée du tanana […] Trêve de palabre et de coquetterie stérile, mes sœurs, donnez le boire et le manger aux intrépides défenseurs de l’Azna. N’oubliez pas que vous êtes non seulement l’arrière-garde, mais vous êtes le ventre et la vigueur de nos hommes. Nourrissez-les et désaltérez-les abondamment et que vos sourires s’épanouissent sur la vaillance et le courage.
Aux déserteurs de la colonne d’occupation, aux esclaves en fuite, et aux porteurs révoltés, elle assure asile et protection.
– Frères et sœurs venus d’ailleurs, vous êtes les bienvenus en terre azna. Nous n’avons pas le même parler, nous n’avons pas les mêmes croyances, mais nous avons la même volonté ; celle de vivre libre. Et vous appréciez encore plus que nous le prix de la liberté pour l’avoir perdue une fois. Nous ne vous demanderons pas tout ce que vous avez enduré dans votre captivité ; tous les mépris et toutes les humiliations que vous avez connus. Nous ne vous demanderons pas toutes les souffrances physiques et morales, les insultes, les brimades qui ont marqué votre vie de vaincus. Oui, vous savez mieux que nous ce que coûte d’être soumis à la cupidité et à l’orgueil d’un maître, de vivre et de travailler pour un tyran qui vous domine et vous blesse dans ce que vous avez de plus cher : votre dignité. Votre décision de fausser compagnie à vos maîtres vous honore et honore tous les hommes du pays noir. Frères et sœurs venus d’ailleurs, vous êtes les bienvenus en terre azna. Ici, nul ne vous méprisera et méprisera vos coutumes et l’usage que vous faites de vos biens et de votre corps n’étonnera personne. Adorez qui vous plaît, priez vos dieux de la manière qui vous convient. Faites salam, adorez le ciel, la terre, le feu, la foudre ou le crocodile si le cœur vous en dit. Nul ne troublera vos prières et vos méditations, car vous êtes seuls responsables de votre âme. Notre communauté est une communauté de tolérance où chacun vit selon sa force, ses habitudes et ses principes. Nous avons nos fétiches et nos totems. Respectez-les, nous respecterons les vôtres. La terre des Aznas est riche. Vous aurez des lopins pour vos cultures, vous bâtirez vos maisons à côtés des nôtres, vous boirez dans nos puits et vous chasserez dans nos forêts. Nos rivières sont poissonneuses. Vous pêcherez dans nos goulbis et vous ferez lever le maïs, l’igname et le manioc dans la tourbe fertile de nos cuvettes. Frères et sœurs, noirs de peau comme nous, soyez les bienvenus. Vous vivrez en terre azna dans l’amour et la dignité. Vous partagerez nos joies et nos peines. Vos enfants grandiront avec les nôtres. Des liens familiaux se tisseront entre nous. Nous seront cousins, époux et parents dans la postérité. Frères et sœurs venus d’ailleurs, vous êtes les bienvenus. […] »
MAMANI (Abdoulaye), Sarraounia. Le drame de la reine magicienne. , 1980, Paris, aux éditions de L’Harmattan (réédition en 2000), 153 pages, Chapitre XXV, pages 151 et sq. Dernières pages.
ISBN 978-2-8580-2156-7