« Ce que je propose, c’est que nous acceptions de mourir en nos enfants. »
« […] La place était déjà pleine de monde. Samba Diallo, en y arrivant, eut la surprise de voir que les femmes étaient en aussi grand nombre que les hommes. C’était bien la première fois qu’il voyait pareille chose. L’assistance formait un grand carré de plusieurs rangs d’épaisseur, les femmes occupant deux des côtés et les hommes les deux autres. L’assistance causait tout bas, et cela faisait un grand murmure, semblable à la voix du vent. Soudain, le murmure décrut. Un des côtés du carré s’ouvrit et la Grande Royale pénétra dans l’arène.
– Gens du Diallobé, dit-elle au milieu d’un grand silence, je vous salue.
Une rumeur diffuse et puissante lui répondit. Elle poursuivit.
– J’ai fait une chose qui ne nous plaît pas, et qui n’est pas dans nos coutumes. J’ai demandé aux femmes de venir aujourd’hui à cette rencontre. Nous autres Diallobé, nous détestons cela, et à juste titre, car nous pensons que la femme doit rester au foyer. Mais de plus en plus, nous aurons à faire des choses que nous détestons, et qui ne sont pas dans nos coutumes. C’est pour vous exhorter à faire une de ces choses que j’ai demandé de vous rencontrer aujourd’hui.
« Je viens vous dire ceci : moi, Grande Royale, je n’aime pas l’école étrangère. Je la déteste. Mon avis est qu’il faut y envoyer nos enfants cependant. »
Il y eut un murmure. La Grande Royale attendit qu’il eût expiré, et calmement poursuivit […] Elle était, au centre de l’assistance, comme la graine dans la gousse.
– L’école où je pousse nos enfants tuera en eux ce qu’aujourd’hui nous aimons et conservons avec soin, à juste titre. Peut-être notre souvenir lui-même mourra-t-il avec eux. Quand ils reviendront de l’école, il en est qui ne nous reconnaîtront pas. Ce que je propose c’est que nous acceptions de mourir en nos enfants et que les étrangers qui nous ont défaits prennent en eux toute la place que nous aurons laissée libre.
Elle se tut encore, bien qu’aucun murmure ne l’eût interrompue. Samba Diallo perçut qu’on reniflait près de lui. Il leva la tête et vit deux grosses larmes couler le long du rude visage du maître des forgerons.
– Mais, gens du Diallobé, souvenez-vous de nos champs quand approche la saison des pluies. Nous aimons bien nos champs, mais que faisons-nous alors ? Nous y mettons le fer et le feu, nous les tuons. De même, souvenez-vous : que faisons-nous de nos réserves de graines quand il a plu ? Nous voudrions bien les manger, mais nous les enfouissons en terre.
« La tornade qui annonce le grand hivernage de notre peuple est arrivée avec les étrangers, gens de Diallobé. Mon avis à moi, Grande Royale, c’est que nos meilleures graines et nos champs les plus chers, ce sont nos enfants. Quelqu’un veut-il parler ?
Nul ne répondit.
– Alors, la paix soit avec vous, gens de Diallobé, conclut la Grande Royale. […] »
KANE (Cheikh Hamidou), L’aventure ambiguë. , 1961, Paris, aux éditions Julliard, réédité aux éditions 10/18 en 1993, n°617, 191 pages, Première partie, chapitre IV, pages 55 à 58.
ISBN 2-264-00834-2