« La Faim. »
« […] Mais tout cela n’était que littérature. Entre-temps, la Faim, au milieu de la population, gagnait du terrain, faisait des ravages considérables. Elle progressait en rampant, impitoyable comme un python à deux têtes. Elle se lovait dans les ventres, pareille à un reptile particulièrement hargneux creusant le vide autour total autour de sa personne. Ses victimes avaient appris à subir sa loi. En début de journée, avant qu’elle ne manifeste, on n’y pensait pas trop, absorbé par le labeur qui permettait justement de manger et aussi d’obtenir un sursis. On faisait semblant d’oublier, mais l’angoisse persistait à chaque moment. En début d’après-midi, avec le soleil de plomb qui accélère la déshydratation, cela devenait plus compliqué. L’animal qui, depuis longtemps, avait pris la place des viscères, manifestait sa présence en affaiblissant le métabolisme, se nourrissant de chair et d’autres substances vitales. On était obligé de vivre sur ses maigres réserves. L’effort faisait trembler les membres, rendait les mains moites et froides, le cœur avait tendance à s’emballer. Pour calmer la bête, on lui offrait alors une offrande d’eau froide, pour qu’elle se sente glorifiée. Cela ne durait pas, car juste après, elle jouait sur le cerveau et d’autres organes de la volonté et du sens combattif. On pouvait avoir tendance à quémander et à mendier. Certains devenaient même implorants, parce qu’elle laminait, de son ventre rêche, des choses aussi précieuses que l’orgueil et la fierté. Elle était omniprésente et omnipotente. On ne conjuguait plus le verbe « avoir faim ». À la question de savoir comment on pouvait aller, la réponse était : “Nzala !”, “la Faim !”. Elle s’était institutionnalisée.
Mais malgré ses faces peu avenantes et la répulsion qu’elle inspirait, on disait que des images d’elles se vendaient très cher à l’étranger. La Faim cherchait ainsi à acquérir des lettres de noblesse. On l’évoquait pour se justifier, pour obtenir des circonstances atténuantes en cas de faute grave. La Faim participait pleinement à la rédemption des individus. C’était d’ailleurs le seul gain qu’on pouvait en espérer. En dehors de cela, elle était comme un poison qui détruit les corps, en les transformant en proie idéales pour la malaria et la bilharziose. Elle empêchait ses victimes de proliférer, en augmentant la mortalité infantile. Pour la subir, il fallait être armé psychologiquement, parce qu’elle agissait aussi par constriction du sens moral et d’autres valeurs aussi élevées. Ceux qui résistaient se prenaient d’ailleurs facilement pour des héros ou des saints. Les autres, pour être exemptés des tourments quotidiens, reniaient leurs convictions et acceptaient le pot-de-vin dans l’exercice de leurs fonctions. La jeune fille prude trahissait son éducation et devenait vénale. Le professeur faisait fi de l’éthique en échange de billets de banque. Le soldat crachait sur le code militaire, pour dégénérer en un prédateur assoiffé de pillage.
Chaque jour, la Faim additionnait des points. Elle progressait sinueusement dans les familles, indistinctement, laissant la mort et désolation. Elle durcissait les cœurs. Elle abrasait de ses écailles rugueuses ce qui restait d’espoir. […]
[…] Malgré de vains soubresauts, l’hydre infâme tenait le peuple en respect, avec violence, en contractant ses anneaux au fond des abdomens, prolongeant l’agonie, se vautrant chaque jour dans une victoire sans fin, semblable à l’éternité, obscure, secrète. […] »
BOFANE(In Koli Jean), Mathématiques congolaises. , Paris, 2008, aux éditions Actes Sud, série « Aventure » dirigée par Marc de GOUVENAIN, 318 pages, extrait des pages 25, 26 et 27.
ISBN 978-2-7427-7457-9