« Chercher la vie. »
« […] Journal de Marie-Michèle
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On descendait l’autre matin en ville, ma mère et moi, dans la Mercedes de mon père. […] Je me demande si la vie vaudrait la peine sans la constante ébullition de cette vraie foule en sueur, si différente de la foule parfumée des cocktails de ma mère. Elle est toujours active, la foule des quartiers populaires, chacun vaquant à ses occupations. Ce type qui passe, sur le trottoir d’en face, avec un revolver dans chaque main, comme cette femme, les bras en croix, qui adresse une prière à la Vierge. C’est une foule qui ne se plaint jamais. Pas une foule oisive, comme celle des cinq à sept de Pétionville. J’ai vu des foules à paris, à New York, comme à Berlin : des gens qui montent vers le nord sur un trottoir, croisant du regard ceux qui descendent vers le sud sur le trottoir d’en face. Quelle discipline ! Un ordre pour tout. L’horloge suisse règle le monde occidental. Cela m’a donné froid au dos. Je suis rentrée tout de suite en Haïti. Je préfère de loin le désordre de ce pays. La foule de Port-au-Prince ne suit aucune règle. Les gens vont n’importe comment dans toutes les directions. On voit passer plusieurs fois la même personne devant soi. Vous voyez venir un homme, au loin, et brusquement il disparaît sous vos yeux. Où est-il passé ? Vous ne le saurez jamais. Les gens changent constamment de direction et reviennent souvent sur leurs pas. On semble tourner en rond, mais en réalité, c’est une façon d’avancer tout en surveillant ses arrières. Rien n’est totalement acquis. Toujours revenir en arrière pour consolider ses conquêtes. Ce qui paraît absurde et désordonné obéit à de secrètes lois. […] Cette foule semble tout étonnée, chaque matin, d’être encore en vie. Beaucoup de gens, pour diverses raisons, ne verront pas la journée du lendemain. La rue, toujours imprévisible. Les gens placent toute leur confiance dans le soleil capable de leur insuffler l’énergie qui leur permettra de traverser la longue journée. La lumière du jour. L’espoir absolu. On se terre la nuit. La nuit n’apporte rien de bon. Seuls les chiens maigres et les oiseaux de malheur traînent dans les rues. Ou quelqu’un qui cherche une pharmacie. Le rendez-vous avec la mort se prend à l’aube. C’est une heure qui vous pousse à baisser votre garde. Et, plus vive que l’éclair, la mort fait mouche. Les femmes qui reviennent de la messe de quatre heures du matin se dépêchent de rentrer pour faire du café. Elles chuchotent en croisant les jeunes boulangers. Les voitures passent en se frôlant. Il n’y a que les marchands de loterie qui crient à tue-tête et aussi les écoliers qui repassent leurs leçons sous les lampadaires jaunes. Dès le lever du jour, on se bouscule pour envahir les rues. C’est un sauve-qui-peut qui va durer ainsi jusqu’au crépuscule. La loterie de la vie où l’on gagne ou perd chaque jour. On joue des montants dérisoires, mais chaque blessure peut être mortelle. Ce qui guette cette foule, c’est la faim, la maladie ou une balle perdue. La faim d’abord. Si, par chance, on rencontre un ami d’enfance qui revient de New York, et qu’il se souvient de vous, et qu’il consent à vous donner un peu d’argent, alors on a gagné à la loterie du jour. Mais le plus souvent, on perd. On ne sait pas d’où tombera cette manne. Sûrement pas du ciel. Ça peut aussi être un petit boulot de jardinier chez une dame de Pétionville. Il faut bouger. On n’a rien si on reste à la maison. Qui dort crève au lit. On appelle ça « chercher la vie ». Quelle juste expression ! […] »
LAFERRIÈRE (Dany), Le goût des jeunes filles. , 1993, Montréal (Canada), réédité chez Gallimard Folio en 2009, n°4566, 393 pages, Pages 166 à 173.
ISBN 978-2-07-032093-6