« Voilà encore un mot intéressant… « heureuse »…. »
« […] – Choisir de venir au monde…ça, c’est l’extrémité du fil. On ne choisit pas de venir au monde un matin de soleil ou une nuit d’orage. De naître d’un côté ou de l’autre de la Méditerranée. Pas plus qu’on ne choisit la couleur de sa peau ou le sourire d’une mère. Ma mère… le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle n’a pas choisi de me mettre au monde. Il paraît même qu’elle a tout essayé pour m’empêcher de voir le jour. Les potions, les bains chauds, les cabrioles, les sauts périlleux, peut-être même les aiguilles à tricoter, allez savoir… tout ce qui se faisait de mieux en ce temps là… mais il faut croire que j’étais déjà réfractaire à la manière forte. Peut-être que j’avais déjà choisi elle appuie sur le mot de m’accrocher. Ça, c’est les histoires qu’elle me racontait, celles qui ont bercé mon enfance. De quoi prendre un bon départ dans la vie ! Mais n’allez pas croire que je lui en veux. J’aurai certainement fait la même chose à sa place. Il lui est même arrivé d’accoucher deux fois dans l’année, en janvier et en décembre. Une bonne moyenne, non ? Plus poule pondeuse que mère poule. De quoi se perdre dans les comptes… et surtout quand la balance penche dangereusement du côté des filles et qu’il faut essayer de rétablir l’équilibre ! Bien sûr, les enfants c’est une bénédiction de Dieu, ça permet de garder les maris, et ça les occupe suffisamment pour les empêcher d’aller voir ailleurs… mais à cette allure, on se demande si Dieu n’est pas trop prodigue, trop généreux avec certains… mais… à vrai dire ce n’est pas seulement pour ça que ma mère n’était pas heureuse… tiens, voilà encore un mot intéressant…« heureuse »… surtout quand il est au féminin… on pourrait passer des heures à explorer les définitions mouvantes et circonstancielles de ce mot… Pour en revenir à ma mère, je crois bien que si elle nous en a autant voulu c’est parce qu’elle n’a jamais pu choisir la couleur d’une de ses robes, le visage de l’homme qui a partagé sa vie, le prénom de ses enfants, le parfum d’une savonnette, les mots pour se dire… imaginez un peu, ne pas pouvoir choisir celui dont les mains vous caresserons, ne pas pouvoir choisir d’ouvrir ses yeux le matin ou de continuer ses rêves ni même de se laisser attendrir par la douceur d’un soir. Je ne sais même pas si elle a eu le temps de rêver. Elle fredonne :
– « En ce temps-là la vie était si belle… les souvenirs et les regrets aussi… »
Je suppose qu’elle nous aimait quand même. Á sa façon… comment dire ? Un peu animale… Elle nous protégeait, nous soignait quand on était malades, nous donnait à manger quand on avait faim. Une gifle de temps en temps, au hasard, à celui ou celle qui passait par là, pour rétablir l’équilibre ou ne pas perdre le contrôle de la situation. C’est bien suffisant pour élever une flopée d’enfants, non ? Pas même le temps de sourire et de nous voir grandir… C’est surtout ça qui m’a manqué, le sourire et le regard attentif d’une mère. Quand je voyais sourire les autres mères, celles qui attendaient leurs enfants à la sortie de l’école… quand je voyais leur regard s’éclairer quand… c’est pour ça que j’ai choisi de ne pas lui ressembler. En rien. Jamais. C’est ce choix qui a déterminé tous les autres. […] »
BEY (Maïssa), Sous le jasmin la nuit. , 2012, Paris, Aux éditions de l’Aube, recueil de nouvelles, 174 pages, nouvelle intitulée « Improvisation. », pages 58 à 60.
ISBN 978-2-8159-0367-7