ANTHOLOGIE – Maïssa BEY, Sous le jasmin la nuit., « Seul surgit le regard d’un autre. »

« Seul surgit le regard d’un autre. »

 « […] Elle a eu quinze ans… mais a-t-elle jamais été enfant ? De l’enfance a-t-elle eu la fraîcheur, la candeur, la spontanéité ? A-t-elle jamais connu les déraisons de l’adolescence, les espoirs secrets, les émois, les délicates rougeurs, les élans ? 

Elle n’a pas, elle n’aura jamais connu le bouleversement d’un premier amour. La douceur d’une caresse et la brûlure d’un regard sur un corps désiré. La fièvre, l’irrépressible tremblement de l’attente du plaisir. 

Elle n’a jamais su, n’a jamais pu s’abandonner tout à fait. Toujours au bord de quelque chose. Toujours retenue, comme ficelée par des liens trop serrés pour qu’elle puisse se permettre la moindre ruade, le moindre écart. Dissimuler, réfréner, réprimer, étouffer, depuis toujours. 

Oui, c’est comme si elle était morte depuis longtemps. Depuis… depuis… mais quelle importance. Morte, elle l’était déjà, depuis… depuis… puisqu’elle n’existait pas dans les yeux de cet homme absent, toujours absent, même quand il était près d’elle.

Et pourtant, voilà que revient, comme une pointe de douceur ou de douleur insinuante, le souvenir retrouvé des mains de l’homme, du seul homme qui l’ait jamais touchée, le père de ses enfants. Elle se met à rechercher avec obstination le souvenir du contact de ses mains. Il lui semble quelque chose venue de très loin, du plus profond d’elle, se met à vibrer, à frémir. Un espoir insensé vient cogner à ses tempes. Elle veut, elle veut le retenir. Vainement. Elle ne retrouve en cet instant que la sensation de n’avoir été pour lui qu’une présence encombrante. De n’avoir jamais existé dans ses pensées, dans son regard, sous la paume de ses mains, dans le creux de son corps.

Un corps pris, seulement pris de temps à autre. Jamais, non jamais désiré.

Seul surgit le regard d’un autre.

Cet homme. Un ouvrier qui venait chaque jour faire des travaux de plomberie ou de maçonnerie dans la maison en construction, juste en face de la leur. Ce regard qu’elle avait saisi un jour alors qu’elle étendait le linge sur la terrasse, la tête et les bras nus, la robe mouillée plaquée contre son corps.

Une fenêtre ouverte sur le vide de la chambre, juste en face de la maison.

Une rue à franchir.

Une porte à pousser dans les après-midi silencieux et déserts.

Un regard sombre, aigu, chargé de désir, qui, les jours suivants, s’attardait sur la croisée entrouverte, sur la fente des volets où se devinait certainement un bruit, un souffle, un frisson, une poitrine qui se soulevait, un émoi.

Et soudain, autour d’elle, naissent des bruissements légers qui traversent l’espace. Un frôlement fugitif, puis un autre encore. Des mots, oui, ce sont des mots qui volètent en essaims compacts au-dessus d’elle. Ils effleurent son corps, elle n’en sent pas vraiment le contact mais elle en suit le parcours, jusqu’à ce qu’ils s’enchaînent et qu’ils se déposent à l’endroit où s’écoutent les lamentations de la mémoire. Et ces quelques mots qu’elle avait tenté d’enfouir au plus profond de sa conscience depuis très longtemps, lui emplissent les oreilles d’une violente perturbation : « Une porte, rien qu’une porte à pousser…. […] »

 FIN

 BEY (Maïssa), Sous le jasmin la nuit. , 2012, Paris, Aux éditions de l’Aube, recueil de nouvelles, 174 pages, nouvelle intitulée « En ce dernier matin. », pages 31, 32 et 33.

ISBN 978-2-8159-0367-7

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