« Les tortures de l’absence. »
« […] Mes genoux blessés sur le béton après les violents coups de matraque dans le dos et sur la tête me rappelèrent à la réalité, un mal insoutenable. Quelques secondes plus tard, je mordais encore une fois la poussière, la lèvre fendue et le nez cassé. Plusieurs CRS m’ont ensuite brutalement arraché du sol, avant de plaquer mon corps sans ménagement sur le béton. J’aperçus brièvement le pain et les croissants piétinés, ils baignaient dans la boue. Je suis resté digne malgré les insultes, et j’ai refusé de répondre à leurs questions. Ils employaient des termes officiels inspirés par la procédure. J’entendais surtout du ressentiment, de l’incompréhension, de la tristesse et du mépris.
J’ai pensé les supplier de me laisser rejoindre Christelle, qu’il me permette de lui parler une dernière fois. Mais derrière les visières baissées, pas une once d’humanité ni une étincelle de compassion. Il n’y avait que du froid, de l’ordre et de la haine. J’étais invisible ! Un objet banal, un devoir à accomplir, une loi à appliquer, une mission à mener à bien avec un maximum d’efficacité et le moins de dégâts possible. Droits, fermes et sourds, ils frappaient machinalement, piétinaient, je fus submergé par un flot rance dans la gorge, le ventre et la poitrine.
Christelle restera des heures, peut-être des jours, des semaines ou des mois à m’attendre, ses beaux yeux verts inondés de larmes acides et amères. Les traits gonflés par le malheur encore, les nerfs à vif, les doigts crispés, les ongles grattant sans fin les blessures violacées de la solitude et de la déception.
J’ai été poussé sans ménagement dans le véhicule. J’ai prié à voix basse la mère de la Terre qu’elle préserve Christelle et la console des tortures de l’absence. On m’attacha au banc métallique du fourgon, puis la porte se ferma lourdement. Dans un sursaut de lucidité, j’ai contré le mouvement brusque du départ d’un solide coup de rein vers la gauche pour ne pas tomber à la renverse. J’ai serré mes poings liés, la rage m’est remontée jusqu’à la gorge et a ravivé une fois de plus la force de résister… Survivre coûte que coûte !
Indestructible malgré mon visage tuméfié et les plaies à mon âme, je me nourrissais de l’amour de Marcelline, des tendresses de Christelle, de nos heures de miel et de paix retrouvée. Sans oublier nos folles envies sublimées en lendemain étincelants au creux de son ventre.
Le fourgon m’emmenait loin, très loin de l’espoir, du vertige et de la fièvre auprès de son corps. Cette nuit, seule au bord de la folie, Christelle ne dormira pas, l’estomac noué et des torrents sur les paupières !
L’invraisemblable m’avait prêté ses ailes l’espace de deux nuits, un phare dans l’obscurité, un mirage, une inspiration de boucles rousses sur des épaules nues, un songe de regard vert, le repos et l’extase sur une peau tiède. La magie, la folie de croire à l’incroyable.
Mon envol d’un instant avait fini par se briser, anéanti au contact de l’acier et de la loi ! Je continue mon errance vers nulle part, parqué comme une bête, l’amertume au cœur et les rêves en lambeaux. […] »
N’SONDÉ (Wilfried), Le silence des esprits. , 2010, Paris, aux éditions Actes Sud, Fin du roman.
ISBN 978-2-7427-8925-2