« Enchanter nos âmes lasses. »
« […] Les enfants, d’où qu’ils viennent, n’appartiennent pas à leurs géniteurs, à leurs parents. Ils s’appartiennent, c’est tout. Ils enchantent nos âmes lasses. Ils naissent, glissent sur les parquets d’acajou ou se vautrent dans la poussière, grandissent, partent, font à leur tour des enfants qui ne leur appartiennent pas, puis meurent. Qu’ils dorment sous les dalles mauresques, dans les palaces dahoméens ou à la belle étoile ne change rien à l’affaire. Le lieu de naissance n’est qu’un accident ; la vraie patrie, on se la choisit avec le corps et son cœur. On l’aime toute sa vie ou on la quitte tout de suite. Et puis, ce que nous endurons, de cela tu es convaincue, Maya, au présent nous ne le voyons jamais comme ces ondes infrarouges ou gamma qui composent notre environnement. Ce n’est que plus tard, quand le bandeau du passé est dénoué, que nous le comprenons proprement. Nous scrutons les formes menues que prend le temps. Nous ramassons ainsi les minces cailloux de la mémoire pour en faire un petit tas déchiffrable. Voilà ce que nous apprend la vie si l’on a la sagesse de l’écouter, de la consigner comme tu tentes de le faire avec tes poupées d’argile et tes dessins. Il t’arrive aussi d’écrire et de crayonner sur des supports rarement utilisés comme les os longs, les coquilles d’œuf et les carapaces de tortue pour vidanger ta mémoire. De tes escapades au bord de la mer Rouge ou dans le ventre du Sahara, tu as ramené un petit carnet aux pages couvertes d’une écriture serrée et tremblante. Ce genre de carnet de moleskine, muni d’un élastique, rendu célèbre par Aimé Césaire, Chéri Samba, Jean-Michel Basquiat, Farid Belkahia et Kateb Yacine, selon les dires de Docteur Papa. Tout comme eux, tu y couches tes impressions, les haillons de tes souvenirs, tes coups de gueule, de griffes ou de blues. Au bout de ce voyage à travers les mots et les paysages, tu reviens éreintée mais gagnée par une sérénité à nulle autre pareille. Ils n’étaient pas hommes à dorloter leurs phrases, cajoler leurs toiles au coin du brasero ou à accoucher d’une progéniture triste comme une ville de casernement. Leurs créations leur crispaient les doigts quand ils écrivaient ou peignaient, autrement dit lorsqu’ils portaient sur leurs frêles épaules le fardeau du destin. Elles leur suçaient le sang. Elles rétrécissaient leur carcasse jusqu’à la corde, jusqu’à l’os. Jusqu’au sacrifice. Quant à toi, Malaïka, tu ne fais que débuter. Mais déjà… tu émerveilles en faisant des gammes. Tu ne veux pas pourrir dans la rue comme un corps de pendu offert aux vautours, criblé d’oublis. La fin nous guette tous, tel le butoir au bout des rails. D’ici là, il nous faut travailler quel que soit le matériau, l’envie ou la saison. […] »
WABERI (Abdourahman), Aux Etats-Unis d’Afrique. , 2006, Paris, aux éditions Jean-Claude Lattès, rééditions chez Actes Sud en 2008. Chapitre 2, pages 21 à 23.
ISBN 978-2-7427-7517-0